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About Google Book Search Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web at jhttp : //books . qooqle . corn/ A propos de ce livre Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en ligne. Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression "appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à expiration. 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Digitized by Google SILHOUETTES Tonkinoises PAR LOUIS PEYTRAL iJuiteélatÙMutJ âeJ L/cufac BERGER-LEVRAULT ET O, ÉDITEURS PARIS 5, rue des Beaux-Arts, 5 NANCY t8, rue des Glacis, 18 1897 Digitized by Google PRgSttaVATK*/ COPVADOEO OWOWAITOBE HËTAWÉO OCT0 41994 tOAN STACK Digitized by Google AVANT-PROPOS L'auteur de ces Silhouettes tonkinoises avait eu, un instant, l'idée, dans un esprit de déférence envers le lecteur juge, de faire précéder son ouvrage de quelques lignes de préface signées d'un nom autorisé. Il y a renoncé, son livre, fait de sen- sations et d'appréciations personnelles, étant de ceux qui naissent d'une fan- taisie et passent, fugitifs, sans arrière- pensée de prosélytisme. La plupart des chapitres de Silhouettes tonkinoises avaient paru, d'ailleurs, en découpures hebdomadaires, dans un 343 Digitized by VjOOQIC VI AVANT-PROPOS. journal d'Hanoï 1 , avant d'être soumis, grâce à l'obligeant concours d'un édi- teur de France, à la sanction définitive du public nouveau de la métropole. Ce fait seul d'avoir été publié tout d'abord au cœur même du Tonkin, sans que l'intime religion des Français d'Indo- Chine s'en soit montrée le moins du monde effarouchée, ne semble-t-il pas constituer pour cet ouvrage comme une sorte de parrainage qui suffit à garder l'auteur de tout reproche d'inexactitude ou de hardiesse ? — Paris, 1896. L. P. I. L'Indépendance tonkinoise, 1890-1891. Digitized by Google UN MONSIEUR «TOUT NEUF Digitized by Google Digitized by Google \.\ -** v 4»*ii s 11»*» » .. ••tes*. UN MOxNSIEUR « TOUT NEUF » Assis sur ina malle de prévoyance — une malle élégante et bien conservée, encore tout imprégnée d'une odeur saline récon- fortante — je songe à la route faite, aux espaces immenses parcourus, et plus que Digitized by Google 4 SILHOUETTES TONKINOISES. jamais depuis mon départ de France, j'ai le sentiment de la solitude, la sensation de l'exil. Des malles, des colis sont là à mes côtés, anciens compagnons de voyage, aujourd'hui comme moi à destination. Et tout cela gît au hasard, pêle-mêle, dans ma petite cham- bre tonkinoise où je viens d'entrer pour la première fois, véritable nid à rats humide et mesquin, composé, suivant le mode anna- mite, d'un plafond en paillottes àdemi-ron- gées qu'un jeu de lianes en arc a peine à soutenir et de quatre murs blancs en tor- chis, d'une épaisseur de papier, faits de bambous emprisonnés dans un mortier boueux et de plaques de chaux dont on a ménagé les couches. Quelque provisoire que puisse être pour moi cette installation, je sens dans mon es- prit désillusionné se ruer une avalanche de craintes chimériques sur le genre de confort qui m'attend ici. Digitized by Google UN MONSIEUR « TOUT NEUF ». 5 Car mon arrivée à Hanoï date d'une heure à peine. Ce matin, au lever du soleil, la chaloupe des Messageries fluviales à bord de laquelle je venais d'accomplir la dernière partie de mon voyage, après un transbordement préa- lable à Haïphong, jetait ses amarres au vaisseau-ponton qui stationne au pied de la digue. Digitized by Google 6 SILHOUETTES TONKINOISES. Et tous les échos du Delta semblent ré- sonner encore du rugissement fauve et pro- longé de la sirène annonçant aux vieux coloniaux l'arrivée de nouvelles fraîches et de visages neufs encore illuminés du sou- venir récent de la Mère-Patrie. Au milieu d'un petit groupe d'Euro- péens en blanc accourus à ma rencontre, je m'étais avancé, la mine interdite et le cœur serré. — « Un Monsieur tout neuf! » avaient chuchoté autour de moi, en souriant, une nuée de boys à dents noires. Et sous sa badinerie innocente, cette expression enfantine et sans portée appa- rente renfermait tout mon état d'âme. Je me sentais tout neuf, en effet, dans ce pays lointain et bizarre, tout neuf avec mes souvenirs encore vivaces d'hier devant ce présent subtil et sans couleur... Mais personne n'avait songé à se forma- Digitized by Google UN MONSIEUR « TOUT NEUF ». 7 liser de cet isolement moral où la froideur n'entrait, d'ailleurs, pour rien. C'est qu'ils avaient tous passé par là, ces vieux coloniaux à visage pâle. Dans le sou- rire de protection qui courait sur leurs lèvres blanches revivait le souvenir de tout un monde de choses vues et d'émotions partagées. Eux aussi avaient eu, en débarquant, quarante-cinq jours de machine à vapeur dans les nerfs, à l'estomac des nausées cruelles que les salaisons du bord avaient rendues chroniques, et dans leur organisme violenté un lumbago tenace à désespérer tous les masseurs de Port-Saïd et du Caire. Eux aussi, l'avaient ressentie, cette im- puissance passagère du Monsieur tout neuf qui nous fait conclure à l'inutilité de nos efforts. Et, navrés, ils s'étaient bien des fois répété en eux-mêmes, dans un haut- le-cœur singulier de déconcertement et de dégoût, en battant d'une main distraite, Digitized by Google 8 SILHOUETTES TONKINOISES. à l'heure de la verte, le jeu de trente-deux déposé devant eux sur la table de marbre d'un café à la française : du métier, ten- dait la main en souriant, et il me fallait faire contre fortune bon cœur, au risque de me voir escorter de cuve en cuve par tout le per- sonnel aux abois. Des cuves on passa au pressoir et du pres- soir aux fours. Une merveille d'adaptation, ce pressoir. Une forte branche d'arbre tordue par le ha- sard ou l'orage et qui, toujours attenante au tronc, avait continué à pousser horizonta- lement, à dix centimètres au-dessus du sol, en faisait tous les frais. Quant aux fours : des boyaux en briques, d'un primitif grotesque, bourrés de com- bustibles et garnis à l'extérieur d'une cou-* che de ciment sur laquelle les feuilles de Digitized by Google 56 SILHOUETTES TONKINOISES. papier tirées du pressoir séchaient et se ratatinaient à qui mieux mieux, collées les unes à côté des autres comme des affiches. Déjà toute une fourmilière de mioches avait envahi les caves étroites et surchauf- fées où nous venions de pénétrer, et un bruit de voix monotone et pleurard, cette antienne éternelle du pauvre qui quémande, bour- donnait à mes oreilles et excitait mes nerfs. Je me précipitai au dehors; mais, jusque sous les roues de mon pousse-pousse, la nuée encombrante ne cessa de m'envahir, et là encore une nouvelle pluie de « tiens 1 » fut nécessaire pour m'aider à déblayer le terrain devant moi. À quelques pas de là, une autre agglo- mération de cases échelonnées sur le bord de la route et dotées d'un marché couvert me fit de nouveau mettre pied à terre. Au milieu du hameau, autour d'un puits 1. Pièces de 10 centimes. Digitized by Google EN POUSSE-POUSSE. 57 très curieux dont la margelle, à fleur de terre, usée et dentelée en maints endroits, témoignait d'une vétusté inappréciable et d'un frottement incessant des cordes à pui- ser sur la pierre, une chaîne d'hommes et de femmes allaient et venaient, balançant aux deux extrémités d'un bambou flexible deux outres de respectable grosseur faites cha- cune d'une seule feuille de latanier repliée sur elle-même, qu'ils venaient remplir là à toute heure, les uns derrière les autres, at- tendant leur tour. Par curiosité, je pris une de ces outres des mains d'une baia voisine et la portai à mes lèvres. Cette eau, sortant du puits, était d'une limpidité et d'une fraîcheur extraor- dinaires. Et je songeai délicieusement à l'avènement inattendu d une semblable res- source, à proximité de ma cai-nha, là-bas, dans cet Hanoï marécageux que d'inces- sants travaux n'ont pas encore pu doter d'une fontaine d'eau potable. Digitized by Google 58 SILHOUETTES TONKINOISES. J'étais remonté dans mon pousse-pousse et j'allais m'apprêter à rebrousser chemin, pressé par l'heure, quand le trot accéléré d'un cheval me fit relever la tête. — Vous ici ! s'écria presque aussitôt le cavalier dans lequel je venais de recon- naître un ami. — J'allais retourner sur mes pas. — Eh quoi ! sans être allé rendre hom- mage à nos morts ! Je le regardai sans comprendre. — Nous ne sommes plus qu'à deux pas de la pagode Balny, ajouta-t-il en remet- tant son cheval au trot. Le sol que nous foulons est un sol de terre sainte. Il faut achever le pèlerinage. Mes coolies avaient fait volte-face d'eux- mêmes. Ils suivirent le cavalier. A quelques centaines de mètres de là, mon ami qui avait pris les devants s'arrêta pour m' attendre. — Le pont de papier où est tombé Henri Digitized by Google EN POUSSE- POUSSE. 59 Rivière en 1883, annonça- 1- il en éten- dant la main du côté d'un petit arroyo dont on voyait très distinctement le lit à sec sil- lonner la plaine. Et changeant la direction de sa main : — Ici, à gauche, le tombeau de Francis Garnier, sur la digue même où, dix ans plus tôt, ce lieutenant de vaisseau célèbre avait, lui aussi, trouvé la mort. Je ne prononçai pas une parole. Silen- cieux et triste, dans l'évocation d'un passé dont tout autour de moi me rappelait les sanglants épisodes, je remerciai mon ami d'un geste, et, jetant un dernier regard sur cette plaine si riche en souvenirs, nous re- prîmes ensemble la direction d'Hanoï par cette route historique de Phu-Hoai, au- jourd'hui si calme et si sûre, et que, dans des jours plus sombres, tant de glorieuses victimes avaient parcourue avant nous. Digitized by Google Digitized by Google PAYSAGE Digitized by Google Digitized by Google PAYSAGE La plaine immense, avec ses marais et ses brousses, Ses rizières en herbe et ses paillottes rousses, Féconde sous son air bâtard ; Et çà et là, souillant l'horizon sans limites, Quelques amas crasseux de « cai-nhas » annamites Où croupit un peuple en retard. Un aréquier perdu dans ce désert humide, Branlant au vent du Nord son panache, intimide La moisson naine autour de lui ; Tandis que, renfermé dans un spleen solitaire, Un bananier pleurard laisse traîner à terre Ses oreilles basses d'ennui. Digitized by Google 64 SILHOUETTES TONKINOISES. Plus près, la mare infecte où le soleil patauge ; Un homme nu promène un soc lourd dans cette auge ; Le poitrail noyé dans les eaux, Un buffle noir, plus haut qu'un mulet de remonte , Hume la puanteur exécrable qui monte Et gonfle d'aise ses naseaux. Sur la route chantant comme un pavé de dalles, Le flic-flac sec des pieds jouant dans les sandales ; Un troupeau de bœufs aux abois, Libres, remplissant l'air du feù de leurs haleines ; Le grincement aigu de brouettes trop pleines Forçant sur leurs essieux de bois. Déjà, confondant tout dans une même teinte, Le crépuscule brun rase la plaine éteinte ; Le jour tombe, et, sous le ciel gris, Semble monter des champs, comme une pleine lune, Celle d'une « congai » que chatouille, à la brune, La tête agaçante des riz. Digitized by Google PEUPLE MENDIANT Digitized by Google Digitized by Google PEUPLE MENDIANT Au Tonkin, depuis le début de la conquête, un jiroupement d'Annami- tes des deux sexes s'est formé autour de nous ; mais, en dépit d'ap- parences dont tout vrai colonial ne sau- rait être dupe, cette catégorie de gens elle-même, quelque intéressée qu'elle soit à notre présence, est loin d'avoir accepté de gaieté de cœur notre domination protectrice. Habituée de longue date à subir le joug Digitized by Google 68 SILHOUETTES TONKINOISES. moral des Chinois, elle nous considère un peu à notre tour comme l'ennemi de pas- sage, comme l'exploiteur du moment, avec, dans sa physionomie impassible, cette séré- nité béate et stupide qui a fait conclure faussement à son inconscience et qui sert de bouclier à ses pacifiques instincts. D'ailleurs, cette indifférence paresseuse des Annamites devant le progrès occidental, cet attachement irraisonné aux anciennes formules qu'inspira de tout temps à leur inertie native le culte respectueux des an • cêtres, semblent clore irrévocablement leur esprit à toute idée de rapprochement moral, de communion de mœurs avec nous. C'est ainsi qu'après tant d'années d'un protectorat laborieux, seuls, un certain nombre de mandarins à un, deux, trois et quatre parapluies, d'interprètes de tout âge à chapeaux pointus et costumes mixtes, de con-gai maquillées que la munificence de fonctionnaires européens a dorées sur tran- Digitized by Google PEUPLE MENDIANT. 69 ches et de boys de toute nature dont la dé- marche libre et assurée trahit l'habitude de nos mœurs, paraissent avoir ressenti l'in- fluence de notre supériorité morale envahis- sante ; — et encore la plupart d'entre eux se refusent-ils obstinément à croire qu'elle les ait grandis. Les autres, citadins ou nhâqué, vivent dans un isolement voulu, groupés par familles, presque pêle-mêle, dans des cases miséra- bles où se font sur la même tr- natte toutes 3 '^ les choses les plui disparates de la vie, Et rien ne saurait les en tirer, jusqu'à ces piles échelonnées de piastres qui dorment, * enfouies et infécondes, dans l'étroit carré de terre occupé par leurs cai-nha et qui Digitized by Google 70 SILHOUETTES TONKINOISES. font d'eux des thésauriseurs et des ladres, sous leurs guenilles de loqueteux, en at- tendant que les fêtes pantagruéliques du « Têt » viennent absorber en huit jours ces économies pénibles d'une année entière. Fort bien doué du côté de l'intelligence, l'Annamite a le sentiment intime de sa per- sonnalité et met un égoïste amour-propre à la conserver intacte. Aussi, à quelque caté- gorie qu'il appartienne, étend-il sa méfiance jusqu'à ses intimes eux-mêmes, et ne s'ins- pire-t-il jamais que de lui seul. Les bras ramassés le long de son corps, il traduit ses sentiments amicaux par des demi -courbettes pleines de réserve, accom- pagnées de clignements d'yeux impercep- tibles et de sourires marqués au coin d'un pli de fausseté, où se devine tout un art d'attente circonspecte et de malice obsé- quieuse et qui jettent un froid dans les con- versations les plus intimes et les plus cordiales. • •• Digitized by Google PEUPLE MENDIANT. 71 Chez lui, point de ces mots ouverts et jaillissants, point de ces serrements de main émus et sympathiques, point de ces shake- hand vigoureux qui marquent la droiture du cœur. Sa main, dissimulée à demeure sous Tétoffe bouffante de sa robe, ne se livre généralement qu'à demi et comme avec contrainte. S'il la tend franchement et sans effort, c'est qu'il mendie. La mendicité, — cette bassesse commune de sentiments qui, étendue à tout un peuple, devient un signe certain de décadence et de servitude, — se retrouve en effet, au Ton- kin, sous les aspects les plus divers, éche- lonnée à tous les degrés de la hiérarchie sociale. L enfant n'a pas encore quitté le sein de sa mère, que déjà sa petite main a appris à se tendre. Dans le mouvement encore inha- bile de ses doigts potelés où s'ouvrent des fossettes brunes, on croit voir se dessiner Digitized by Google 72 SILHOUETTES TONKINOISES. l'ombre d'une cupidité naïve ; un éclair précoce brille dans ses yeux, et sur ses lè- vres, où monte une bave mousseuse, un sourire déjà malin semble voltiger. Devant ce sourire délicieux de l'enfance, dont une mère cupide a hâté l'éclosion en vue d'une exploitation plus rapide, on ou- blie la présence de la con-gai qui, la hanche en Fuir sous son marmot en croupe, attend, anxieuse, le prix de ses efforts. Et les petites pièces de monnaie tombent, une à une, dans la main tendue qui a peine à les contenir, pour disparaître bientôt après, avec la tête subitement effarouchée du bébé, dans la chemisette entr' ouverte de la mère. Cependant l'enfant a grandi. Il marche seul et fait partie de ce régiment de mou- tards des deux sexes qui pullulent, nus comme des vers, autour des casemates pa- ternelles : petits bouddhas rubiconds, au crâne consciencieusement pelé sur lequel se détache, flottante, une huppe légère de Digitized by Google PEUPLE MENDIANT. 73 cheveux noirs et roides, et dont l'abdomen ballonné de riz reluit comme une vessie de graisse sous les rayons ardents d'un soleil qui, déjà, par couches, estompe leur peau. On passe rapidement, à pied, en pousse- pousse; mais, bon gré mal gré, tous ces petits corps sautillants vous envahissent, dans le bourdonnement étour- dissant d'une répu- blique de guêpes dont on vient de violer la ruche. — Bonjour, cap'taine ; donne -T un sou à «tignau 1 f -* ^ / bredouillent à l'unisson, en élevant leurs mains au-dessus de leur tête, tous ces lilli- putiens crottés qui, déjà, roulent entre vos 1. « Au petit. » Digitized by Google 74 SILHOUETTES TONKINOISES. jambes ou se collent comme des sangsues altérées sur votre pousse-pousse de maître, souriant à vos menaces qu'ils savent vaines, à votre bâton levé qu'ils sentent inoffensif. Là encore il faut transiger. On en prend son parti et les sous tombent. Subitement détournée de son œuvre im- portune, la bande cabrioleuse se précipite sur cette récolte nouvelle, et roule, le ventre en l'air, dans la boue visqueuse qui Tem- barbouille. On laisse tout ce petit inonde se trémousser et piailler au milieu de la route, sous les coups de dents haineux des vaincus,' qui, choisissant leur place, mordent les chairs à nu ; et, stimulant l'homme-cheval courbé sur les brancards du pousse-pousse, on s'éloigne hâtivement sans détourner les yeux. Maintenant le marmot est devenu homme et son instinct s'est développé avec l'âge, diversement, suivant les conditions d'ai- Digitized by Google PEUPLE MENDIANT. 75 sance et de misère dans lesquelles le sort inconscient l'a fait naître. Pauvre, — son visage en boule de loto, per- dant son embonpoint luisant, s'est allongé, miné par l'inertie ou la fatigue, et sur ses joues dartreuses et jaunies est venu peu à peu se creuser le sillon du vice. A ce mo- ment, chez lui, la mendicité a changé de rôle et s'est doublée de roublardise. Il ne minaude plus, le sourire aux lèvres; il tend la main en souffreteux qui cherche à atten- drir. Encore quelques mois et, suivant lui- même l'évolution décroissante de ses moyens et de ses chances, il se présentera en men- diant qui sait qu'il n'intéresse plus et dont la suprême ressource est dans le dégoût montant qu'inspirent les loques : — C'est un sou que tu veux ? Le voilà, mais va-t'en ! Aisé ou riche, — dédaignant ces petits moyens que, seules, l'enfance et la misère autorisent, il a classé ses semblables en Digitized by Google 76 SILHOUETTES TONKINOISES. deux catégories: ceux qui lui sont infé- rieurs et ceux qui Téclaboussent. Il jette orgueilleusement son obole aux premiers et se rattrape de ses largesses sur les autres, par des génuflexions proportionnées à la considération que son infériorité lui com- mande vis-à-vis de chacun d'eux. C'est comme une sorte de hiérarchie bien établie à l'idée de laquelle les plus orgueil- leux se rattachent; car la mendicité au Tonkin a sa distinction, et jamais une cour- bette, fût-elle basse et vile, ne déshonore un inférieur qui la fait à propos. Digitized by Google LES « CON-GAI » Digitized by Google Digitized by Google LES GON-GAI Au premier rang du domestique ordinaire de tout Européen, au Tonkin, se place un petit être chétif, capricieux et bizarre qu'on nomme la con-gai, la femme annamite. Malgré la double tresse de cheveux noirs qui, coquettement enroulée dans un turban de soie, se tord en auréole au-dessus de leur front découvert, et les parures d'or trop lourdes qui tirent sur leurs oreilles et en- combrent leurs doigts, les con-gai sont loin de présenter, au premier abord, ce caractère original de délicatesse et d'élégance, apa- nage exclusif du sexe faible. Comme embarrassées de leur ventre proé- Digitized by Google 80 SILHOUETTES TONKINOISES. minent qu'elles semblent pousser devant elles en marchant, dans un déhanchement méthodique et lascif, elles ont l'air, — sous la robe de cotonnade blanche, échancrée sur les côtés, qui tombe le long de leur corps en chasuble de prêtre, — de poupées de cire articulées qu'on aurait costumées en enfants de chœur. Et cependant, sous cette enveloppe com- mune et peu suggestive, derrière ces yeux bridés et endormis, la femme, par inter- valles, s'agite et transparaît, éternellement pareille, avec ses caprices d'enfant gâtée, ses mièvreries, ses ruses et ses tempêtes. Au Tonkin, l'introduction d'une femme indigène dans le personnel domestique d'un Européen revêt généralement un caractère matrimonial. L'intéressé n'obtient la femme de son choix que contre bons écus sonnants comptés à la famille. Et tout marché de l'espèce, fait par-devant un maire indigène, Digitized by Google Un petit être chétif, capricieux et bizarre. «IL. TONK. Digitized by Google Digitized by Google LES CON-GÀI. 83 constitue un acte légal. Aux termes du contrat de vente, l'acheteur est autorisé, de par la loi, à cohabiter, durant tout le cours de son séjour en Indo-Chine, avec la femme qu'il s'est offerte, et a droit, en cas de fuite inopinée de sa volage moitié, au rembour- sement intégral, par la mère, du montant de l'achat. La plupart des Européens, négligeant toute garantie, se dispensent aujourd'hui de ces formalités burlesques passées de mode. La vente a généralement lieu à l'amiable. L&baia, méfiante sous son sourire obséquieux de femme d'affaires, prend l'ar- gent d'une main et livre sa fille de l'autre, et nulle apparence d'émotion ni de larmes ne vient attrister l'heure touchante des adieux. Du mariage proprement dit à l'accouple- ment temporaire, — opérations analogues que, seule, la durée du forfait différencie, — la présence de l'Européen a créé au Ton- Digitized by Google 84 SILHOUETTES TONKINOISES. kin pour les baia intelligentes un courant d'exploitation facile et rémunérateur dont, en femmes avisées, elles se sont hâtées de tirer parti. La richesse et les espérances de bien des familles annamites étant propor- tionnées au nombre et à la qualité des filles dont elles disposent, les con-gai mûrissent et se développent sous l'œil impatient de la mère. Dès l'âge le plus tendre, la baia les met en évidence et les exploite, jusqu'au jour où des Européens sérieux, refusant toute concurrence, les achètent pour un bon prix et les enferment. C'est qu elles ne sont pas, en vérité, d'une fidélité à toute épreuve à l'égard des Occidentaux, nos petites con-gai tonki- noises ! Quoique liées à eux par un acte de vente analogue à celui qui leur fait vouer toute leur existence à des époux indigènes, elles ne se font jamais entièrement à l'idée d'une communion durable avec ces maris de pas- Digitized by Google LES CON-GAI. 85 sage dont elles connaissent d'avance le peu d'enthousiasme pour tout ce qui touche à leurs habitudes de race naïve et bâtarde, et chez lesquels elles ne sentent d'ailleurs aucune de ces inclinations vraies qui com- mandent la réciprocité. Conseillées en dessous par la baia, à qui elles ont appris à avoir recours, elles ne voient dans l'Européen qu'un sujet d'ex- ploitation plus avantageux qu'un autre, chargé de leur assurer, dans un temps plus ou moins lointain, cet avenir doré, fait de solitude à deux et de paix domestique qui s'ouvre pour elles à l'âge, toujours précoce, du retour. Bien que ces con-gai d'Européens forment une caste à part dans la société annamite, il n'est pas rare de les voir faire un jour une fin honorable dans leur milieu indigène. Usées et finies pour nous à vingt ans, elles se lient alofs au fiancé facile qui, pendant tout le cours de nos rapports a conjugaux », Digitized by Google 86 SILHOUETTES TONKINOISES. n'a cessé de vivre à nos côtés, dans l'ombre, ou retournent auprès du complaisant époux qui, les yeux mouillés de larmes attendries devant Tétincellement des piastres roulant comme un Pactole de la ceinture de soie de sa femme, rouvre les bras à la prétendue repentie, — à laquelle il avait ménagé le plus souvent lui-même, de gaieté de cœur, cette émancipation passagère. Tant qu'a duré cette vie à trois, le fiancé ou le mari indigène, suivant le cas, a sub- . sisté en parasite de nos largesses et, tout en se faisant des gorges chaudes avec notre femme du joli tour dont il nous sentait dupes, il a partagé avec nous, à ses heures, gratuitement, une intimité que, de notre côté, nous payions fort cher. Il va pouvoir jouir désormais, sans honte, de la situation que son esprit de partage lui a faite et que ses semblables lui envient, heureux au fond de l'accroissement exotique qu'ont valu généralement à sa famille, pour peu Digitized by Google Le mari indigène a subsisté en parasite. Digitized by Google Digitized by Google LES CON-GAI. 89 qu'ait duré l'intérim, les liaisons extérieures de sa féconde moitié. Car, ici, l'enfant n'est jamais une charge. Utilisé comme boy quat* pu tireur de panka, il rapporte souvent plus qu'il n'absorbe, et il n'est pas rare de voir des familles entières vivre de la recette journalière de ces petits mioches, toujours actifs, envers lesquels, soit par lassitude, soit par intérêt, le Français, bon enfant, ne ménage jamais son obole. A côté de ces femmes, toutes de calcul, il en est d'autres qui, préparées de longue date par leurs père et mère à ce rôle allé- chant de femmes de Français, apportent dans ces liaisons exotiques quelque chose de l'illusion du premier amour. Celles-là sont toujours très jeunes et à peine formées, généralement endormies ou naïves, quelquefois vierges. Mais c'est l'es- .1. Porteur d'éventail. Digitized by Google 90 SILHOUETTES TONKINOISES. pèce rare, le tara avis au vol décevant et dont les plumes trop soyeuses glissent entre nos doigts. Le voisinage impur de nos boys, du côté desquels un instinct de race les pousse fatalement, et le contact permanent des con-gai voisines, dont leur situation nouvelle leur ménage la fréquentation, ne tardent pas, d'ailleurs, à étouffer en elles ces illusions naïves d'âmes d'enfant. Une femme légitime d'Annamite, qui se laisse prendre en flagrant délit, devient, en même temps que son amant, la propriété exclusive du mari trompé qui, aussitôt après la constatation de la faute, a le droit de faire saisir les coupables et de les exposer, liés dos à dos, sur deux bambous en croix, au milieu de la place. Dans la foule com- pacte qui se presse autour de ce pilori im- provisé, les regards se croisent, simplement curieux ; aucune pitié ne perce dans le plis- sement ironique de ces lèvres minces, et Digitized by Google LES CON-GAI. 91 jusqu'au milieu du fleuve, tombeau des cri- minels et des adultères, ce même sourire railleur poursuivra les coupables comme un dernier châtiment. Leurs corps, ballottés par les eaux, rouleront vers la mer, sans jamais atterrir, maintenus dans le courant, à longueur de gaffe, par les paysans des deux rives, respectueux de la loi. Pour nos con-gai, à nous, rien de sem- blable, bien entendu. Leur condition d'épouses provisoires les classant dans une catégorie fantaisiste sous ses aspects d'ordre légal, toutes ces rigueurs judiciaires ne les atteignent point. Le plus souvent même, tout le quartier, mis dans la confidence, se fait un malin plaisir de prêter la main à leurs émancipations intermit- tentes que l'absence journalière, à heure fixe, du « monsieur » attitré facilite déjà de son côté. Il est bien rare qu'à la suite de ces sorties intempestives, le « monsieur » trompé ne Digitized by Google 92 SILHOUETTES TONKINOISES. s 1 aperçoive de rien. Préparé de longue date à cet incident qu'il serait naïf de chercher à éviter ici, ne considérant d'ailleurs sa moitié que comme un objet de luxe et d'hygiène, il accepte généralement la chose en philosophe, et le ménage poursuit son cours. Il est cependant des gens grincheux qui prennent la chose au tragique. Ceux-là en sont pour leurs frais oratoires ou leurs cor- rections. Le danger passé, la con-gai, écon,- duite, sèche ses larmes, et, sûre d'avance de l'intervention protectrice de sa mère, toujours en éveil, elle s'en va, toute guille- rette, chercher fortune ailleurs. Pour elle, habituée depuis longtemps à ces ruptures dont ses goûts changeants de femme capricieuse, trop souvent satisfaite, lui ont fait une sorte de nécessité, ce n'est qu'un nom de plus à ajouter à la liste déjà longue de ses anciens maîtres. Elle met une secrète malice à les collectionner, par ordre Digitized by Google LES CON-GAI. 93 de date, dans sa mémoire, se complaît à en évoquer le souvenir, et, peu scrupuleuse dans ses confidences, passe des heures en- tières à revivre avec vous ces existences di- verses que la connaissance des personnages en scène vous rend intéressantes à plus d un titre. En résumé, chez la plupart de ces enfants gâtées et de mœurs faciles, le « mari » le plus récent en date ne fait que servir in- consciemment de couvert à toute une po- lyandrie secrète dans laquelle ses prédéces- seurs eux-mêmes ont un rôle. Car, quelque violente qu'ait été la scène qui a pu déter- miner entre eux une rupture, jamais une femme annamite, se fût-elle vingt fois re- mariée depuis, ne refuse ses bonnes grâces à un ancien maître qui se représente à elle, sans rancune et la bourse à la main, en amant de passage. Digitized by Google Digitized by Google LES BOYS Digitized by Google Digitized by Google LES BOYS Vêtus, à peu de chose près, à la façon des femmes indigènes, avec lesquelles bon nom- bre d'Européens, nouvellement débarqués, se laissent prendre à les confondre, la plu- part du temps même plus proprement et plus coquettement fagotés qu'elles, — nos boys portent, en général, dans leurs regards intelligents et pleins d'une ironie indéfinis- sable, cette expression caressante et douce qui est comme le reflet chatoyant du sexe faible. Tout en eux, du reste, est efféminé : de- puis leur démarche qui, pour ne pas avoir le déhanchement isochrone et lascif des Digitized by Google 98 SILHOUETTES TONKINOISES. femmes du peuple, ni le glissement noncha- lant des con-gai de marque, n'en est pas moins traînante et paresseuse, jusqu'à cette petite ligne mince de sourcils que la pince à épiler ou la lame de rasoir a réduite de moitié et qui achève, ainsi dénaturée, de faire perdre à leurs yeux bridés cet éclair vivant et farouche où se reconnaît le mâle. Pour eux, la toilette n'a pas d'heure. Ils mettent à profit leurs instants de loisir, à quelque endroit qu'ils se trouvent : chez leurs maîtres, s'ils se sentent seuls, en pleine rue, s'ils sont en course. Aussi leur visage, un peu camard, mais d'une coupe originale et fine, est-il toujours, quoique imberbe de nature, consciencieu- sement rasé de frais. A toute heure du jour, le rasoir, dont tout Annamite qui se respecte porte une réduction dans le nécessaire de cuir ou de carton qui pend en giberne au- tour de ses reins, pèle jusqu'au sang leurs Digitized by Google LES BOYS. 99 pommettes, leur nez et jusqu'à leurs oreilles, tannant à sec, en désespoir de cause, leur peau mate et sans duvet. Digitized by Google 100 SILHOUETTES TONKINOISES. A l'égard de leur chevelure abondante et noire, cette manie innocente de vernissage à outrance change de caractère et devient un culte. Ils la nouent et la dénouent inces- samment cette chevelure aimée qu'un léger mouvement de tête suffit à déployer sur leurs épaules nues. Ils la lissent longuement entre leurs doigts, visiblement heureux de cet attouchement dont le velouté les captive; puis, rejetant le front en arrière, h la façon de nos dégrafées de boudoir qui étudient un effet devant leur glace, ils la tordent deux ou trois fois sur elle-même et la ras- semblent de nouveau sur leur nuque, en un tour de main. Comme chez les femmes, un cai kan de soie foncé orne leur chevelure; mais, chez eux, cette sorte de turban est plus ample, et la façon de l'accommoder suit la fantaisie de chacun. Le mode le plus pratique et le plus coquet consiste en un enroulement sommaire autour de la nuque, terminé par Digitized by Google LES BOYS. 101 un nœud, généralement lâche et à peine esquissé, laissant les deux extrémités libres du cai kan flotter négligemment de chaque côté de la tête, à la façon des coiffes natio- nales d'Alsace. Ce penchant à la coquetterie, si commun aux races orientales, ne peut que nous sug- gérer, à nous autres, Européens, qui laissons d'ordinaire ces choses-là aux femmes, une méfiance circonspecte envers ces domesti- ques, de sexe douteux, que leurs vices bien connus nous rendent, à plus d'un titre, su^ jets à caution. Et cependant, cette préoccupation de leur petite personne n'exclut pas, chez nos boys, le sentiment de leur tâche. Aucun travail, quelque répugnant qu'il soit, ne les rebute; et un simple mot un peu vif suffit généra- lement, en cas d'oubli de leur part, à les rappeler au devoir et à faire renaître dans leurs yeux cette lueur vive de l'âme qui dénote, en même temps qu'une intelligence Digitized by Google 102 SILHOUETTES TONKINOISES. précoce, un esprit d'assimilation peu com- mun à leur âge. Il existe plusieurs catégories de boys; mais bien qu'il ne soit jamais venu à l'idée de l'Européen de les classer, chez lui, par ordre d'importance, ils obéissent tous à une sorte d'amour-propre de métier, doublé d'un sentiment commun de distinction et de hié- rarchie, qui les guide en toutes choses, et leur fait recevoir souvent, sans broncher, de la part de leurs camarades élevés par nou& à des fonctions qu'ils jugent supé- rieures, des observations fort cavalières et tout au moins horfe de saison. Cette espèce de convention tacite leur permet de vivre entre eux en accord parfait, malgré la diversité de leur tâche, et de res- serrer étroitement leurs rangs toutes les fois qu'il s'agit de résister sourdement à nos menaces, de nous dauber ou de nous com- battre. Digitized by Google En l'absence du boy intime, c'est au bep (cuisinier). Digitized by Google Digitized by Google LES BOYS. 105 Le boy qui, tenant en main les clefs de nos buffets et de nos malles, procède aux menus achats de la journée, assiste à notre toilette et y prête la main, notre boy intime en un mot a, de par son titre de gardien de confiance et quelquefois même de confident, une influence incontestée sur le reste des domestiques, trop intelligents pour ne pas songer à s'assurer, par un redoublement d'égards, l'intérêt d'un camarade si bien placé auprès du maître. En l'absence du boy intime, c'est au bep (cuisinier), que revient incontestable- ment la direction morale de la petite pha- lange. Ce dernier est presque toujours le type le plus grave de notre personnel domestique. L'obligation où nous nous trouvons de lui faire incessamment des avances de numé- raire le mettant plus que tout autre en me- sure de nous exploiter en détail, il se corn- Digitized by Google 106 SILHOUETTES TONKINOISES. pose généralement une tête de circonstance, pensant nous cacher ainsi, sous cette appa- rence grossière de désintéressement et de conscience, son agiotage journalier qui ne nous laisse, au fond, aucun doute, mais dont nous ne saurions rechercher la preuve sans nous rabaisser à des procédés indignes de notre prestige de Français. La plupart du temps à demi nu et le front perlé de sueur, il esquisse, en se présentant, des effets prétentieux de torse, et répond aux injonctions de ses maîtres en homme consciencieux et fier de son art. Deux acolytes marchent incessamment à ses côtés : le « maître d'hôtel », qui est dans le secret de ses petites négociations et avec lequel il partage honnêtement le fruit de ses faciles rapines, et le « marmiton », un moutard de dix à douze ans qui y voit déjà fort clair, mais qui reste muet par peur, trop innocent encore pour songer à se faire acheter son silence. Digitized by Google LES BOYS. 107 Il est, en réalité, le seul vrai maître coq de la maison, ce petit marmiton toujours en mouvement, qui, du matin au soir, ratatine à la flamme des fourneaux sa chevelure ruisselante. Tout, à la cuisine, passe par ses mains. C'est lui qui accommode les sauces, surveille la cuisson des mets, détermine le « point » des rôts; tandis que le bep salarié, accroupi dans un coin de l'office, se repose sur ses lauriers et sur ses piastres. Assis un peu au-dessous de ses semblables sur les différents degrés de l'échelle domes- tique, le « coolie pousse-pousse » clôture la liste de notre personnel indigène. Ce coolie, qui tire tout son mérite de ses seuls jarrets et ne fait trêve à ses fonctions de bête de somme que pour s'atteler à la corde d'un panka { , est généralement peu fait à nos habitudes d'intérieur auxquelles l. Châssis rectangulaire suspendu au plafond et jouant le rôle d'éventail dans les appartements. Digitized by Google 108 SILHOUETTES TONKINOISES. il chercherait bien volontiers cependant à s'initier, si notre boy intime, jaloux de ses prérogatives, ne le tenait à distance. Sorti depuis moins longtemps que les autres de la campagne, où, de temps en temps, d'ailleurs, ses affaires de famille le rappellent encore , il parle un sabir grossier dont ses camarades, peu charitables, s'égaient à ses dépens, et semble destiné à conserver éternellement cette démarche pesante du rustre qu'il tient de nais- sance et qui contraste si cruellement avec le dan- dinement efféminé et sou- vent plein de mystère des boys avec lesquels il est appelé à vivre. Il est cependant des « chevaux de luxe » dont la tenue, toujours parfaite, ne le cède Digitized by Google LES BOYS. 109 en rien à celle des autres boys le plus sou- cieux de leur petite personne. Ceux-là, déjà suffisamment dégrossis par leur contact permanent avec l'Européen, feraient d'excellents boys, s'il leur prenait jamais la fantaisie d'abandonner le brancard pour la brosse. Us n'en ont cure et préfèrent, par coquetterie de métier, à l'ample soutane noire et au long pantalon de soie de leurs camarades, la petite chemisette blanche qui se dissimule dans les plis de la culotte courte flottant sur leurs genoux, et la coquette ceinture verte ou bleue, largement déployée, qui dessine leur taille et double l'élasticité de leurs reins assouplis. Digitized by Google Digitized by Google LES INTERPRETES INDIGENES Digitized by Google Digitized by Google LES INTERPRETES INDIGENES Ils sont ici, aux yeux des indigènes, les rois incontestés du pavé tonkinois. Confidents plus ou moins administratifs des grands et petits maîtres, tous, — inter- prètes saïgonnais, que leur connaissance de la langue française nous avait fait amener comme intermédiaires au Tonkin, dès le début de la conquête, et interprètes tonki- nois proprement dits, petits paysans tout frais éclos de l'école, devant lesquels l'exhi- bition d'une page correcte d'écriture vient d'ouvrir toutes grandes les portes du cénacle résidentiel d'Hanoï, — affectent vis-à-vis de l'Européen cette attitude insolente et Digitized by Google 114 SILHOUETTES TONKINOISES. haute du favori qui se juge indispensable et se sent bien en cour. Toutefois, une infinité de degrés et de classes limitent à chacun d'eux ses attribu- tions respectives et marquent le point ex- trême où il lui est moralement permis de pousser, dans ses façons de se vêtir et de vivre, son secret désir d'assimilation à l'Eu- ropéen. L'interprète saïgonnais, en sa qualité de Français de 1860, porte l'étendard de cette transformation graduelle. C'est lui qui pré- pare la chrysalide et en surveille l'éclosion, lui qui donne la mode enfin. Ses pieds d'abord ; car c'est par là qu'a commencé la métamorphose. Contrairement à tous les usages indi- gènes, il n'existe plus aujourd'hui d'inter- prètes saïgonnais sans chaussettes. Et ce seul emprunt fait à notre garde-robes les distingue mieux que toute leur connais- sance technique de notre langue de la foule Digitized by Google L'interprète saïgonnais, en sa qualité de Français de 1800. Digitized by Google Digitized by Google LES INTERPRÈTES INDIGÈNES. 117 des mandarins qui, tous, du plus grand jusqu'au plus petit, sont restés fidèles aux traditions sacrées de leurs « va-nu-pieds » d'ancêtres. L'addition de ces chaussettes blanches avait amené le port des souliers de toile. L'étroit pantalon de France à pattes d'élé- phant vint, à son tour, compléter la méta- morphose, si bien qu'il ne leur reste plus aujourd'hui, de leur accoutrement national, que l'ample cai-ao de soie moirée qui, lui aussi, tend à disparaître, et la coiffure mo- numentale et féminine à laquelle tout fait prévoir qu'ils resteront longtemps fidèles encore. . Tout un poème, cette coiffure ! Sur leur chignon en échafaudage, tou- jours consciencieusement huilé, qu'un large peigne d'écaillé fait ressembler à une pièce montée de dîner officiel, au milieu de la- quelle le couteau à manche étincelant du pâtissier serait resté planté, le légendaire Digitized by Google 118 SILHOUETTES TONKINOISES. turban vert s'élève, uniformément accom- modé. Et Ton songe, malgré soi, devant cet amoncellement de crépon clair qui tranche sur le fond noir des cheveux étages sur la nuque, à la huppe orgueilleuse d'un perroquet des lies en rupture de per- choir. C'est qu'on le rencontre partout, ce tur- ban vert qui vous obsède. A la promenade où, sous les rayons d'un soleil éblouissant, ses contours ondulés et savants ont des cha- toiements de velours; au théâtre où, sous les quinquets rares dont il recherche le voi- sinage, le peigne d'écaillé qui le complète a des éclairs rapides d'émeraudes. Toujours correct et digne, le pantalon luisant et bien tiré, le rotin à pomme d'ar- gent à hauteur des reins, les mains chargées de bagues énormes dont il fait miroiter le chaton à chaque rencontre nouvelle, le fume-cigare, vrai kummer, aux lèvres, et les lunettes vertes dans l'œil, — autre Digitized by Google LES INTERPRÈTES INDIGÈNES. 119 poème, ces lunettes ! — l'interprète saïgon- nais marche à petits pas, d'un mouvement automatique de rhéteur se rendant en chaire, au milieu de la fumée grise du lon- drès qu'il hume à petits coups, la tête légè- rement inclinée sur le côté, la lèvre en cul de poule, — dédaigneuse. A pied ou à cheval, en pousse-pousse ou en voiture, seul ou avec sa moitié, — une petite poupée rondelette et, pour le moins, aussi resplendissante que lui, qu'il promène pour ses dorures, comme un reli- quaire sacré, — il est toujours là, à deux pas de nous, nous effleurant presque, cher- chant un rapprochement qui le flatte, une comparaison qui le grandisse, dont il triom- phe. L'interprète tonkinois, qu'un craintif sentiment d'infériorité subordonne généra- lement à ses confrères de Cochinchine, cache, sous des dehors indifférents, un fer- Digitized by Google 120 SILHOUETTES TONKINOISES. ment de jalousie profonde contre ces voisins malencontreux implantés chez lui, qui le regardent comme un sauvage et lui rognent de son prestige. Il n'en copie pas moins, mais à dis- tance, les diverses transformations de ces rois du pavé dont la vie bruyante Técla- bousse. Comme eux déjà, il a son pousse-pousse de maître et son kummer, authentique aussi. Il est vrai qu'un confrère de sa classe par- tage, le plus souvent, avec lui les frais d'a- chat et d'entretien du « poussé », et que, par un restant de tact dont on ne peut que lui savoir gré, il substitue, d'ordinaire, au fume-cigare en bout-dehors de son majes- tueux rival, le fume-cigarette plus modeste de nos boulevardiers. Pas de chaussettes encore, par exemple. Pas de souliers de toile blanche à la fran- çaise. Une lacune, évidemment. Au bas de l'ample cai-quan de soie qui flotte sur ses Digitized by Google LES INTERPRÈTES INDIGÈNES. 121 jambes, seules, deux petites pantoufles de cuir noirci apparaissent timidement, en équilibre sur ses doigts de pieds d'une mo- bilité singulière et toujours infailliblement nus. Plus modeste sur le pavé que l'interprète Digitized by Google 122 SILHOUETTES TONKINOISES. saïgonnais qu'un trop prompt enthousiasme de notre part a amené à ne plus s'effacer devant nous, l'interprète tonkinois, qui, déjà, rêve d une indépendance analogue, se console, le soir, dans ses foyers, de cette in- fériorité qui, partout ailleurs, le tourmente. Là, sur la natte de famille, dans ce milieu étroit et borné où son titre à consonnances magiques « d'interprète » lui permet de trôner en maître, toute une nuée d'indigènes aux abois viennent déposer leurs suppliques. C'est son heure de triomphe. Sûr d'avance de ses effets, il se compose une tête de circonstance, et aveugle de pro- messes illusoires ses trop confiants sollici- teurs, dont la ceinture bourrée ^- ■■ Cependant, les préparatifs sont terminés. Les bourreaux, à leur place, donnent un dernier coup de main à la toilette des con- damnés. Ils passent et repassent leur index Digitized by Google 186 SILHOUETTES TONKINOISES. mouillé de salive à la naissance des che- veux follets de la nuque, suivent la course des vertèbres, cherchent le joint; tandis qu'agenouillées devant la fosse étroite et fraîchement creusée qui va leur servir de tombeau, les douze victimes silencieuses docilement tendent le cou. . . Ici, la mort purifie tout. Le courage qu'on montre à la subir efface l'infamie d& la peine. Aussi, les pirates l' affrontent-ils la tête haute, cette mort qui, subie lâchement, détournerait d'eux les regards de leur fa- mille elle-même, déshonorée. Ils marchent au trépas silencieusement et sans faiblesse ou haranguent la foule en prétendus mar- tyrs de leur cause, et c'est un spectacle étrange autant qu'émouvant que celui de ces victimes issues d'un peuple chez lequel la soumission descend d'ordinaire jusqu'à la servitude vile et que l'idée de la mort vient ainsi de transformer. Enfin, du haut de son éléphant immobile, Digitized by Google EXÉCUTION. 187 le Tong-Doc embouche son porte- voix, — un instrument assez semblable à ceux dont se servent les maîtres comtois de nos bara- ques foraines pour jeter un défi à leurs com- pères mêlés à la foule des spectateurs, — et, variant ses effets à chaque inflexion de voix nouvelle, souffle aux condamnés leur arrêt de mort. Alors, comme pour souligner la sentence du juge, la voix solennelle du gong s'élève, solitaire, au milieu de la place; puis, tout se tait dans un bourdonnement. Au même instant, les douze coupe -coupe se lèvent et lancent un même éclair : les têtes tom- bent. Les corps détachés du poteau se ramas- sent sur eux-mêmes et roulent comme des loques, plus petits à l'œil 'maintenant que la vie encombrante a déserté le mannequin dç chair. Aussitôt, la foule envahit l'enceinte et vient sans crainte de sacrilège fouler d'un Digitized by Google 188 SILHOUETTES TONKINOISES. pied distrait le gazon humide et rouge de tout ce sang répandu. Et communément Ton s'étonne du sang- froid qui a présidé à toutes ces horreurs, du peu d'émotion qu'on en a ressenti soi-même ! Digitized by Google SON-TAY LE FOU Digitized by Google Digitized by Google SON-TAY LE FOU C'était l'heure « verte », h Hanoï. Les petites tables blanches du café Alexandre, que les rayons ardents de midi caressaient tantôt dans la nudité proprette et vierge de leur dessus de marbre, venaient de rentrer dans l'ombre sous la vérandah coiffée de toile où déjà quelques habitués commençaient à s'installer à l'abri des der- niers rayons obliques du soleil traître d'Ex- trême-Orient. Fidèle à la tradition qui veut que, passé une certaine heure, tout vrai colonial vienne s'attabler là devant un de ces « ballons » de fort calibre autour desquels se groupent dans l'étincellement de leur livrée de mar- Digitized byGoogte 192 SILHOUETTES TONKINOISES. que tout un régiment de bouteilles cachetées, d'un varié voulu de formes et de couleurs, je m'étais approché d'une table libre et j'avais commandé un cock-tail. Devant moi les journaux de France du dernier courrier s'étalaient, écornés et pi- teux. Toujours les mêmes dates anciennes sur le même papier jauni! Une triple lec- ture me les avait fait prendre en grippe, et, le nez dans mon verre, oubliant le mouve- ment politique et les « premières des Fran- çais », je suivais distraitement du regard le glaçon transparent qui, comme un poisson de bocal, nageait dans le liquide et de temps a autre émergeait des bords. A chaque plon- geon nouveau, des myriades de globules d'air montaient en bouillonnant du fond du verre. Elles éclataient gaiement à la sur- face et, toujours renaissantes, se déga- geaient en effluves de vie nouvelle, dans ce flux montant et continu qui est comme la respiration haletante de l'eau. Digitized by Google SON-TAY LE FOU. 193 Devant ce verre, glaçon lui-même, que la fraîcheur avait dépoli et dont les parois luisantes, tatouées de gerçures blanches, semblaient près d'éclater sous mes doigts, je sentais une coulée délicieuse courir dans mes veines rajeunies. Et je songeais com- bien cette sensation m'eût été plus douce encore, savourée chez moi, dans la solitude reposante du « home », avec sa liberté égoïste et franche, son bien-être sans cen- sure et ses oublis délicieux des convenances, — loin de cette vérandah étroite et suffo- quante où, par près de 40 degrés de chaleur, condamnées à une étiquette hors de saison, une soixantaine de poitrines anémiées croi- sent leur haleine et désoxy gênent Pair. Tout à coup, un gloussement tout par- ticulier me fit relever la tête. Un mendiant était devant moi. Non plus un de ces mendiants ordinaires que le pied heurte à chaque pas et dont la main im- patiente et crochue semble vouloir aller S1L. TONK. 13 Digitized by Google 194 SILHOUETTES TONKINOISES. chercher elle-même dans votre poche entre- bâillée la pièce de monnaie trop lente à en sortir, mais une de ces caricatures grotes- ques, sortes de sujets d'anatomie ambulants, qui portent dans leurs traits, qu'on dirait grossis à la loupe, la note caractéristique de tout un peuple. C'était Son-Tay, Son-Tay le Fou, Son- Tay le k Ventriloque, un pître à cheveux blancs célèbre dans Hanoï et qui semble avoir fait de la vérandah du café Alexandre le théâtre de prédilection de ses exploits mimiques. Il a installé là son petit bureau de recette journalière, et tous les soirs, sans qu'il ait besoin de songer à varier ses effets, les rires éclatent et les sous tombent. Je l'ai là devant moi, avec sa face éma- ciée, ses joues boursouflées et rougeaudes, tachetées de plaques brunes, son front étroit et fuyant et sa tête de terre cuite mal venue, couronnée d'un lambeau d'étoffe Digitized by Google Je l'ai là devant moi, avec sa face émaciée. Digitized by Google Digitized by Google SON-TAY LE FOU. 197 sale, à demi noué, au milieu duquel trois ou quatre touffes de cheveux blancs et courts se hérissent, rebelles, en piquets de tente. Un gibus en accordéon se balance, mal équilibré, sur cet échafaudage, formant un contraste comique avec la mauresque à carreaux rouges et verts qui couvre ses épaules et le pantalon de toile, arrêté aux genoux, d'où sortent ses jambes maigres et nerveuses d'hystérique et de va-nu-pieds. De ses yeux inégaux percés en trous de vrille et bordés de stalactites sèches tombe un regard humide et terne qui semble n'y voir qu'en dedans. Sur son nez d'ivrogne tordu en coup de vent, des sillons de coupe- rose courent en tous sens découpant de traits fantaisistes les chairs rongées par des tumeurs. Une ligne brune tourne comme un collier autour de son cou trop court. On y reconnaît le stigmate honteux gravé par le fer d'une cangue. Une longue application Digitized by Google 198 SILHOUETTES TONKINOISES. de cet instrument de supplice a même déter- miné au-dessus de la nuque un durillon caleux qui, réunissant les deux extrémités du collier tracé autour de son cou, forme chaton et s'arrondit en camée de chair. Tout un passé de souffrances se devine sous cette enveloppe bizarre d'une âme atrophiée. Mais aujourd'hui le pitre seul survit à la victime, et le prisonnier d'hier, devenu pour tout le monde le mime Son- Tay, du nom de la ville où se passa sa lon- gue captivité, n'est plus qu'un fou populaire et typique à qui sa folie sert de gagne-pain. Cette folie a une histoire. Elle date du jour d'un de nos plus . beaux triomphes tonkinois, celui de la prise de Son-Tay. Son-Tay ! Un nom sinistre et glorieux tout ensemble. De larges taches de sang mar- % quent dans notre histoire coloniale cette page éloquente et sublime d'un succès qui nous a coûté tant de braves. Le fou aussi se souvient de cette page. Digitized by Google SON-TAY LE FOU. 199 Ce qu'il en a vu, lui, de cet assaut mémorable, est assurément bien peu de chose, la porte de sa prison ne s'étant ou- verte qu'après l'entrée dans la citadelle, des Français, ses libérateurs. Et cependant ce tableau reconstitué dans son esprit à l'aide des sensations seules de son ouïe déli- cate qui dans l'obscurité du cachot sup- pléait à sa vue, est toujours là vivant, dans les replis secrets de sa cervelle ébran- lée. Il y revient incessamment, mimant ce poème héroïque d'un bout à l'autre avec une chaleur ardente et convaincue. Il en suit les péripéties sanglantes, pas à pas, dans une progression nette et fidèle. La nuit vient de finir... Une aurore san- glante se lève à l'horizon... Le fou prélude: — Co, co, ri, co ! C'est le chant du coq qui salue le lever du jour. Il ramène ses deux mains sur sa bouche, Digitized by Google 200 SILHOUETTES TONKINOISES. et des sons de trompe, espacés et graves, traversent Pair en bourdonnant. — Hou! Hou! Hou! C'est le « Sentinelles, veillez ! » de l'en- nemi debout sur les remparts. Puis, quelques coups de clairon rapides et dégagés. — Ta, ta, ta, ta, ta. Une sonnerie française, celle-là : « le dé- ploiement en tirailleurs » dans la plaine. Petit à petit, les troupes s'ébranlent et prennent le contact. L'affaire devient gé- nérale, et Son-Tay, le dos courbé sous des projectiles imaginaires reconstitue les scènes, transfiguré. Il imite le sifflement des balles qui se croisent, tonne avec les hotchkiss de nos canonnières et les caro- nades du fort chinois. Et Ton croit voir étinceler nos batteries fumantes sur les di- gues étroites de la plaine inondée, tandis que dans le lointain grondent les pièces de fort calibre de l'amiral Courbet protégeant Digitized by Google SON-TAY LE FOU. 201 du milieu du fleuve Rouge nos vaillants troupiers qui s'avancent en masse compacte sous le feu plongeant de l'ennemi. Mais voici le signal de l'assaut. La scène s'élargit et s'éclaire. Une lutte homérique s'engage entre le fou devenu légion et ses ennemis invisibles. Tout un régiment de héros est là. Ils se ruent les uns sur les autres, se portent des coups terribles et tombent pêle-mêle, frappés à mort. Enfin, à bout d'efforts, Son-Tay s'affaisse sur le sol, s'y roule, en proie à une agonie pleine de hoquets et de cris de rage et meurt en sa- luant d'un mouvement de tête héroïque, dans le dernier coup de canon de l'apothéose, le drapeau tricolore qui flotte au haut de la tour de la citadelle emportée d'assaut... Le mime venait de finir. Les sous pou- vaient autour de lui. Je lui jetai mon obole avec les autres et pénétrai dans l'intérieur Digitized by Google 20*2 SILHOUETTES TONKINOISES. du café où certaine « partie à quatre » m'attendait. Vingt minutes après, une douzaine de soucoupes de toute nature s'étageaient en tour de Pise devant moi. Digitized by Google UN REVEILLON CHEZ BOUDDHA Digitized by Google Digitized by Google UN RÉVEILLON CHEZ BOUDDHA Depuis le lever du jour, la compagnie était en marche. Sur la route mandarine qui court d'Ha- noï à Bac-Ninh, ensablée de blanc dans la rizière verte, comme le lit d'un fleuve à sec débordé d'horizons sans limites, les hommes, des c< Bataillonneux », défilaient au pas, les reins emmaillotés dans leur ceinture bleue, retour d'Afrique. Sur leur dos voûté par la marche, le sac, gonflé par le « fourbi », s'élevait, agrémenté de tout un attirail d'habillement, de campe- ment et de gamelle, derrière lequel les têtes écrasées disparaissaient, donnant à tous ces malheureux, que la fatigue et la privation Digitized by Google 206 SILHOUETTES TONKINOISES. avaient réduits, pour la plupart, à l'état d'ombres chinoises, l'air grotesque et ma- cabre de décapités ambulants. Du ciel, couvert de brume, le crachin, cette rosée grise de décembre, dégouttait lentement, remplissant l'atmosphère triste d'une sorte de vapeur d'eau subtile et péné- trante. Sous ce ciel qui crachin e Je reconnais la Chine... chantonnait, à demi-voix, en s'accompa- gnant sur son bidon de quart, un Parisien, couvert de tatouages cyniques, ancien tom- beur de Montmartre, à qui le souvenir d'un passé criard n'ôtaitrien de sa bonne humeur native et cascadeuse... — Phu-tu-Son ! annonça tout à coup le capitaine de la compagnie, à cheval à mes côtés, en étendant la main dans la direction d'une sorte d'îlot boisé qui se détachait là- bas, sur le fond clair de la rizière chauve. Digitized by Google UN RÉVEILLON CHEZ BOUDDHA.. 207 — Derrière ce massif de bambous, la Pagode où nous devons réveillonner ce soir, veille de Noël ! ajouta mon voisin de gauche, jeune sous-lieutenant, chez qui ne s'endormait jamais le souvenir de ses fonc- tions de chef de popote inamovible. — Un réveillon chez Bouddha ! Les ma- gots n'ont qu'à bien se tenir ! pensai-je. Digitized by Google 208 SILHOUETTES TONKINOISES. . Dix minutes après, nous mettions pied à terre devant la Pagode, et, laissant les hom- mes apprêter leur repas du soir sur les dalles nues de la cour, nous allions, le capitaine, le sous-lieutenant, le major et moi, pousser notre première visite aux magots sacrés qui devaient nous servir d'amphitryons. Un instant abandonnée devant les opéra- tions d'ensemble de Brière de l'Isle et de Négrier, ces deux généraux célèbres qui semblent avoir conquis le Delta en marche triomphale, la Pagode de Phu-tu-Son avait rouvert ses portes aux fidèles, le lendemain même de l'invasion. Cependant, la brèche était faite, et le temple sacré devait conserver toujours, comme un souvenir perpétuel de profana- tion, la marque indélébile de nos armes. Toute la partie sud de la Pagode est restée nue et abandonnée. Les portes, ouvertes à tous les vents, laissent voir dans l'intérieur, Digitized by Google UN RÉVEILLON CHEZ BOUDDHA. 209 sur ce qui fut le parvis sacré, de petits tas maculés de paille sèche foulés par les pieds des chevaux. Une odeur vague de gamelle rancie et de détritus décomposés montent du sol, où gisent encore, laissés là, dans la précipitation du départ, quelques-uns de ces menus objets de toilette militaire qui, mieux que tout tracé topographique, mar- quent le passage de nos troupes. Seule, la partie nord de la Pagode a été hâtivement restaurée et sert encore aux cé- rémonies du culte. Là, les dieux de bois, dédorés par l'oubli, ont repris, sous le pin- ceau, leurs tons éclatants de la première heure. De légères bouffées d'encens montent en spirales violacées des brûle-parfums de bronze vert, et Ton croit par moments en- tendre s'éveiller, dans un de ces bourdon- nements sourds et sans cause apparente qui parfois troublent le silence, les gongs et les tams-tams suspendus aux poutres laquées du plafond rouge et or. 8IL. TOXK. 14 Digitized by Google 210 SILHOUETTES TONKINOISES. — Voici notre quartier général, avait dit, en prenant possession de la partie res- taurée du temple, le capitaine en bonne humeur. Cette nuit, sous ces lambris dorés, nous servirons de garde d'honneur à tous ces magots endormis. Les ordonnances, qui nous avaient suivis dans la Pagode, installèrent, en un tour de main, nos nattes cambodgiennes sur les marches nues de l'autel ; et quand les bon- zesses de l'endroit, accourues au bruit de ce remue-ménage, se présentèrent à nous, le torse balancé par des salutations, le temple sacré était transformé en dortoir. Des cas- ques, des dolmans et des capotes s'entas- saient pêle-mêle sur Tune des colonnades en bois de fer métamorphosée en porte- manteaux, tandis qu'irrévérencieusement perché sur la tête d'un Thapdén chevelu de- bout près de l'autel, le képi rouge du sous- lieutenant s'étalait, incliné comiquement à Digitized by Google UN RÉVEILLON CHEZ BOUDDHA. 211 gauche, galonnant d'or le front rayonnant du magot de bois. Au dehors, il faisait nuit déjà. De l'autre côté de la Pagode, les soldats, fatigués par la marche, avaient cédé au sommeil. Dans le fond de la cour, sur un fourneau improvisé entre deux statues énormes d'é- léphants sortant du mur, des flammes étin- celaient, projetant au loin l'ombre géante du chef de popote, plongé, depuis son ar- rivée, dans l'exercice délicat de ses fonctions culinaires. C'était le réveillon qui se préparait. Une demi-heure après, un coup de tam- tam nous réunissait, les trois officiers de la compagnie et moi, autour d'une table de pagode, décorée par les bonzesses elles- mêmes, à quelques mètres à peine de Phat, le Bouddha suprême, notre muet amphi- tryon, que nous venions de désigner d'un accord commun comme président de table. Digitized by Google 212 SILHOUETTES TONKINOISES. — Voilà bien la première fois que la nuit de Noël me voit mettre les pieds dans une église ! avait déclaré, aussitôt assis, le sceptique major, en caressant familière- ment la barbe d'un magot à mitre d'évêque, à portée de sa main. — A la conversion du major ! proposa le capitaine, en tendant à réchanson son verre encore vide. Et, avec le premier bouchon de la cantine de réserve, éclata, dans un ressouvenir de France, la première fusée du feu d'artifice élyséen dont, deux heures durant, notre gaîté gauloise amusa les échos du temple bouddhique. Tout le temps du repas, les bonzesses, nullement effarouchées, restèrent là, de- bout, goûtant aux restants des mets en route pour l'office, se gorgeant de nos vins, de crus et se prêtant à nos plaisanteries égrillardes, dont avaient l'air de se tordre, la main sur l'abdomen, toutes les divinités Digitized by Google UN RÉVEILLON CHEZ BOUDDHA. 213 secondaires, à chamarrures diverses, qui fai- saient cercle autour de nous. A défaut d'autre divertissement, nous avions essayé de griser nos hôtesses, cher- chant à nous ménager, à l'issue du ré- veillon, le spectacle alléchant d'une sarabande effrénée, dans laquelle tous les ma- gots rubiconds du temp eussent eu leur rôle. Cependant, plus le re- pas avançait, plus les bonzesses devenaient graves. Au Champagne, leur visage avait repris cette immobilité passive et so- lennelle des gens d'église, et dans leurs petits yeux fouillés se lisait un désir de lucre. Avec cette facilité d'assimilation qui est un des traits caractéristiques de la race annamite, elles avaient compris tout, le profit qu'elles pouvaient tirer de cette fa- Digitized by Google 214 SILHOUETTES TONKINOISES. miliarité à laquelle on les avait admises. Un petit mouvement de poupée articulée agita mystérieusement, durant quelques secondes, les manches pendantes de leurs robes de toile brune ; dix mains osseuses et crochues se tendirent vers nous. — C'est Bouddha qui nous présente la carte à payer, fit le capitaine. Nous tirâmes de nos poches, en souriant, quelques menues pièces de monnaie, et les jetâmes au pied de F autel. Les bonzesses se précipitèrent pour les ramasser. — Nous allons faire tchim-tchim en votre honneur ! dirent-elles, en agitant gaîment cette petite récolte entre leurs doigts. Et tombant à deux genoux sur le sol, elles entonnèrent à Funisson un fragment de li- tanie bouddhique, en s' accompagnant sur une sorte de petit tam-tam en bois creux et sonore, suspendu à leur cou. — Puis nous voyant regagner la porte, indifférents à ce petit manège, elles se relevèrent toutes en- Digitized by Google UN RÉVEILLON CHEZ BOUDDHA. 215 semble et, sans plus songer à leurs prières, lestement, comme des écolières en faute, s'éclipsèrent et ne reparurent plus. Quelques instants après, la Pagode, éclai- rée de lueurs vagues, était retombée dans le recueillement, et, mêlés au bourdonne- ment des moustiques en fête, nos ronfle- ments candides troublaient seuls la paix du Saint lieu. Digitized by Google Digitized by Google UNE « BAIA » Digitized by Google Digitized by Google UNE BAIA Certain soir, dans une cahute annamite où ma fantaisie m'avait fait égarer, je hu- mais lentement, à petits coups, une tasse minuscule de thé noir, sans sucre, déposée devant moi sur la natte encombrée. A mes côtés, la baia Co-Nam, pourvoyeuse matrimoniale et matrone respectée, essayait sur moi, entre deux bouffées d'opium, l'élo- quence toute naturaliste de ses boniments de commande. Tout à coup, une poussée violente ébranle la porte et quatre ou cinq Français envahis- sent la salle en coup de vent ! . I. Au Tonkin, quelque pacifiques que soient les in- tentions des visiteurs, le plus sûr moyen pour eux de pénétrer dans un intérieur annamite est encore d'en en- foncer la porte. Digitized by Google 220 SILHOUETTES TONKINOISES. Flairant une scène intéressante et crai- gnant que ma présence ne gêne les enva- hisseurs, je me réfugie derrière un de ces vastes écrans en paillottes tressées qui, dans tout intérieur indigène, tiennent lieu de cloisons d'abri. Cependant, malgré la brusquerie con- quérante de cette entrée, la baia, impas- sible, semble n'avoir rien entendu. Un des visiteurs, petit créole martini- quais aux yeux de braise qui paraît être le leader de la bande' s'approche d'elle, impa- tienté. — Où sont tes filles? s'écrie-t-il brus- quement, en décrivant au-dessus de sa tête, avec sa canne, un moulinet formidable qui met en révolution toutes les victuailles en fermentation des étagères, tous les poissons desséchés et pourris, tous les quartiers de porc et de chien suspendus çà et là au pla- fond : le garde-manger ordinaire de tout intérieur tonkinois. Digitized by Google UNE B AU. 221 Dès le premier mouvement, la baia fei- gnant répouvante, s'était jetée à ses pieds. — Khong co biel! (je ne sais pas), bal- butie-t-elle, méfiante, sacrifiant ses chances de lucre au danger d'une surprise. Elle reste là, prosternée, le visage comme pétrifk dans cette expression fixe de bêtise inconsciente qui est l'arme la plus redou- table de cette race tê- tue jusqu'à la mort sous son servilisme héréditaire. Alors, avec cet or- gueil protecteur du héros qu'un triomphe facile humanise, le créole radouci s'approche d'elle, et, la cal- mant peu à peu à l'aide de quelques pièces de monnaie adroitement glissées dans sa main, il l'attire dans un coin, où j'entends leurs deux voix s'unir dans un mélange de Digitized by Google 222 SILHOUETTES TONKINOISES. mots et d'intonations drôles et de conven- tion que souligne d'éclats bruyants la bande en bonne humeur. La baia, à qui la vue des piastres semble avoir rendu toute son assurance, perd visi- blement du terrain. Enfin, se décidant brus- quement : — Man-Man (Attends), dit-elle. D'un pas discret, elle s'approche d'une des cloisons de la salle, gratte trois fois avec ses ongles, en signe d'appel, un point déter- miné du torchis dégradé, et reste là, immo- bile, l'oreille au guet. — Cai gi? (Qu'y a-t-il?) soupire en maugréant la voix traînante et maussade d'une baia voisine, éveillée en sursaut. — Dem Thi Ba (Amène Thi Ba), répond l'autre en baissant la voix. On entend un bruit de pieds nus sur les planches, deux ou trois petits cris de jeune fille qu'on jette à bas du lit; puis, comme par enchantement, un des panneaux de la Digitized by Google UNE BAIA. 223 cloison se désagrège, et, dans l'encadrement de ce passage improvisé, une délicieuse petite con-gai apparaît, poussée par une main galeuse et fourchue qui, aussitôt la fille introduite, se retire, discrète, derrière le panneau refermé. — La jolie petite poupée! s'écrie le créole en éclatant de rire. 11 se précipite sur elle les mains tendues. La petite, honteuse et les deux bras en croix sur son visage, se réfugie en tremblant der- rière un des poteaux de la salle. — Deo-mé! lâche-t-elle d'un ton bou- deur, en se détournant à demi sous les re- gards indiscrets de la galerie qui la gênent. Mais ce juron commun et familier, qui n'a d'équivalent ni dans notre langage ni dans nos mœurs, ne produit pas sur le pro- vocateur l'effet foudroyant que l'enfant pouvait en attendre. — Que tu le veuilles ou non, je t'a- chète à ta mère, lui souffle dans l'oreille Digitized by Google 224 SILHOUETTES TONKINOISES. l'amoureux éconduit qui vient de réussir à lui prendre un baiser. La baia, qui n'a pas mis longtemps à s'apercevoir de l'effet produit sur le créole par cette apparition inattendue, croit le moment venu d'intervenir. Elle s'approche de la con-gai, et, cares- sant ses cheveux et sa gorge, elle débite à l'auditoire, sans broncher, un de ces boni- ments énormes, plein de détails intimes et tentateurs sur la jeunesse intacte, la tenue correcte et régulière, la conservation par- faite du « sujet », le tout à grand renfort de grosse caisse et de réclame, et comme s'il se fût agi d'une vente ordinaire, d'un quar- tier de porc ou d'un jambon fumé... Perdu dans des réflexions diverses, j'a- vais oublié la scène qui se jouait depuis un instant devant moi. Tout à coup, un bruit argentin me ré- veille. La baia, accroupie par terre, faisait Digitized by Google UNE BAIA. 225 « sonner » sur le parquet une pile de pias- tres toutes neuves où miroitait son regard étincelant de vieille. Le créole, agenouillé devant elle, suivait le mouvement, tandis que la petite Thi Ba, plus effarouchée du tout et debout derrière lui, frisait de ses doigts entreprenants les poils embroussaillés de sa moustache et de sa barbe. Le mariage était consommé ! . . . Cinq minutes après, la porte se rouvrait devant eux. Je restai seul avec la baia. Elle eut comme un petit élan de femme satisfaite et prête à la confidence. Puis, le métier reprenant presque aussitôt le dessus : — Eh bien, et toi? me dit-elle enga- geante. — Inutile maintenant, répondis-je, cher- chant à me dérober, c'est Thi Ba que je désirais et Thi Ba ne t'appartient plus. La baia, interloquée, eut cette moue bou- deuse du chasseur qui, maître en même 8IL. TONK. 15 Digitized by Google 226 SILHOUETTES TONKINOISES. temps de deux pistes sûres, se voit contraint de sacrifier Tune à l'autre. Puis, tournant la difficulté, l'esprit soudainement illu- miné : — Thi Ba viendra passer une heure ici demain, me glissa-t-elle dans l'oreille, sournoisement, dans un clignement d'yeux significatif... — Pauvre créole! Déjà! pensai-je en souriant. . . Digitized by Google COMBAT D'ELEPHANTS Digitized by Google Digitized by Google COMBAT D'ELEPHANTS Panem et circenses: Du pain et des jeux ! avait annoncé le programme des réjouis- sances publiques, à Hanoï. On en était aux jeux. Peu friands de tous ces divertissements communs qui sentent le faubourg et ras- semblent la foule en un coin de rue, nous nous étions dirigés, mes amis et moi, du côté du square où devait avoir lieu, aux termes de l'affiche, un Combat d'éléphants. Nous nous attendions communément à un échange de coups de trompes. Le spec- tacle, ainsi compris, n'eût manqué ni d'im- prévu, ni de piquant... — On nous a servi une « course de pachydermes !... » Digitized by Google 230 SILHOUETTES TONKINOISES. Comment voir autre chose, en effet, qu'une pâle copie de nos « courses de tau- reaux » de France dans cette fantaisie orientale et carnavalesque qui consiste à exciter, sous les yeux d'un public facile, contre des guerriers en mannequins ou des fauves en papier de couleurs, des élé- phants de chair et d'os, presque aussi pa- cifiques au fond, sous leur acharnement simulé, que tous ces paillassons de circons- tance? Sur un terrain vague au milieu d'Hanoï — car il existe malheureusement encore des terrains vagues au milieu de cette capi- tale déjà si française du Tonkin — à deux pas de la Résidence générale dont la véran- dah du premier étage, occupée par le Tout- Hanoï officiel et mondain, va servir de tribune d'honneur à cette arène improvisée, les « linh-lè » du Tong-doc font reculer la foule et préparent l'enceinte. Digitized by Google COMBAT D'ÉLÉPHAJSTS. 231 Au milieu de l'arène, deux larges écrans en paillotte se dressent, munis de contre- forts de bois, — sorte de citadelle volante percée de meurtrières à travers lesquelles des fusils de remparts rouilles tendent leur cou de bronze. Tout autour, une douzaine de manne- quins de paille juchés sur des pieds en bambou et rangés en ligne de bataille ont F air d'exécuter un mouvement d'ensemble sous les yeux du chef de section, tandis qu'au milieu d'eux, terribles, les narines hérissées de moustaches rousses, la griffe nue et l'œil en feu, une douzaine de tigres à faces de chimères vont et viennent, traî- nés par des artilleurs naïfs et convaincus, sur des chariots à roulettes. Cependant, sur le front des troupes qui attendent patiemment le choc, trois élé- phants de guerre s'avancent lourdement, la trompe entre les jambes. Déjà, sur la selle monumentale qui les caparaçonne et Digitized by Google 232 SILHOUETTES TONKINOISES. qu'un jeu de rotins tressés servant de la- nières retient en équilibre sur leur dos charnu, les guerriers qui les montent ont tiré leurs javelots. Le Tong-doc d'Hanoï lui-mêifte préside au combat. — C'est dire l'importance qu'at- tache à cette mascarade nationale le peuple annamite, respectueux des ancêtres jusque dans leurs plus banales traditions. Juché sur l'un des pachydermes, il embouche la trompe de guerre et donne le signal de l'assaut. Au milieu du silence respectueux qui succède à ce premier appel, sa main débile de dignitaire à cheveux blancs se lève, armée d'un javelot, dans la direction de la citadelle. Comme c'était à prévoir, le javelot, mal lancé, va tomber en sifflant à mi-chemin du but. Dans la foule bariolée des spectateurs, une fusée de rires bruyants accueille cette maladresse. Deux fois, trois fois, dix fois, le Tong-doc, bon enfant, renouvelle l'expé- Digitized by Google COMBAT d'éléphants. 233 rience. Ses efforts comiques restent, hélas ! sans effet. Les malencontreux javelots per- dent chaque fois du terrain. L'un d'eux va s'échouer à une longueur de bras à peine du sagittaire épuisé. L'hilarité redouble du côté des spectateurs, et le Tong-doc dé- couragé, abandonnant armes et bagages, ramène d'un mouvement de tête sur ses épaules sa longue chevelure blanchissante que ses efforts ont dénouée, et, souriant de bon cœur aux malignités de la foule, fait signe à ses guerriers de lui venir en aide. Aussitôt, une nuée de javelots siffleurs, lancés de mains de maîtres, pleuvent sur la section de mannequins qui garde l'entrée de la citadelle. Mais les mannequins, le ventre traversé par le fer des assaillants, restent là debout et impassibles, et les cor- nacs, comme découragés de cette résis- tance inespérée, poussent sur ces nains de paille invaincus leurs bêtes lourdes et monstrueuses. Digitiz.ed by Google 23 4 SILHOUETTES TONKINOISES. Alors le carnage commence. Stimulés par les crochets de fer des cornacs qui fouil- lent leur chair jusqu'au sang, les éléphants s'avancent sur les mannequins qui servent de jouets à leur trompe et les jettent au milieu des spectateurs qui se reculent avec des cris sous cette avalanche. Mais, à chaque chute nouvelle, les man- nequins, rafistolés en un tour de main, se relèvent comme par enchantement, à la grande joie des indigènes qui, prenant fait et cause pour les assiégés, bravent de la voix et du geste les pachydermes victo- rieux. Cependant, les tigres, jusque-là indiffé- rents à la lutte, entrent en ligne. Un instant interdits devant les grimaces fantastiques de tous ces corps de carton farci que les assiégés poussent entre leurs jambes, les éléphants ne tardent pas à reprendre l'offensive. Et la lutte recommence, toujours la même, entre ces mastodontes de chair et d'os et ces pail- Digitized by Google combat d'éléphants. 235 lassons ridicules, jusqu'à ce qu'enfin le Tong- doc juge que le tableau a assez duré et ordonne le changement de décor. Maintenant, les morts jonchent le sol encombré et les pachydermes triomphants s'avancent au petit trot vers la citadelle. Aucune face humaine n'apparaît aux créneaux, mais les artilleurs veillent au- près de leurs pièces. Une décharge fou- droyante reçoit à bout portant la cavalerie épouvantée. Alors, au milieu du bourdonnement précipité des gongs et des tams-tams qui sonnent le glas funèbre, assourdis par les décharges des fusils de rempart qui conti- nuent à tonner derrière les meurtrières du fort ébranlé et le crépitement des pétards qui éclatent entre leurs jambes comme des bombes, les éléphants surexcités roidissent leur trompe, poussent leur cri de guerre, se lancent en avant... Sans souci des cornacs, qui cherchent Digitized by Google 236 SILHOUETTES TONKINOISES. en vain à les retenir, ils se heurtent contre les obstacles qui cèdent sans effort à leurs coups, piétinent les guerriers et éventrent les fauves. La tête haute, victorieux, ils semblent s'acharner à leur œuvre de des- truction et de mort. . . Puis, l'un d'eux, comme un autre géant devant cette armée de Lilliputiens en dé- route, s'arrête, la trompe au vent, au mi- lieu de l'arène, et irrévérencieusement... lève la jambe sur ces décombres. Digitized by Google THEATRE ANNAMITE Digitized by Google Digitized by Google THEATRE ANNAMITE La nuit venait de tomber. Dans une des rues bruyantes du quartier indigène d'Hanoï, qu'éclairaient vaguement de distance en distance les lampes à pétrole des réverbères ou rénorme lanterne rouge qui sert d'enseigne de nuit aux baraques chinoises endormies, des groupes d'Anna- mites des deux sexes hâtaient le pas, balan- çant, d'une main nerveuse, le petit fanal à reflets rouges et verts qui, passé une certaine heure, tient lieu de sauf-conduit à tous ces va-nu-pieds en « bordées » nocturnes. Je venais de franchir le seuil de ma porte, intrigué, cherchant à comprendre. Digitized by Google 240 SILHOUETTES TONKINOISES. — Où va tout ce monde?... jetai-je à tout hasard dans le vide. — Au théâtre annamite, monsieur, ré- pondit avec une révérence un jeune inter- prète, très correctement mis, qui passait à ce moment dans le rayon de lumière projeté au dehors par le réflecteur en fer poli de ma lampe. Un petit mioche de treize à quatorze ans le suivait à peu de distance, promenant à l'extrémité d'une hampe en bambou une sorte de transparent carré éclairé à Tinté- rieur. Sur les quatre faces de papier rouge de cette lanterne-réclame, quelques mots d'un français grotesque ressortaient en noir dans un encadrement symétrique de carac- tères chinois disposés de haut en bas, à la file indienne. — Voici le programme, d'ailleurs, con- tinua l'interprète en faisant signe au coo- lie, qui vint résolument se carrer devant moi. Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 241 Je parcourus rapidement l'affiche : THEATRES CHINOISE ANAMITE rue des Nattes en bambou Grande Representacion L'HISTOIRE DE HUÊ Y AS ou Le chef du reconnaissance. Prix : En haut (les chambres de l re classe). O lMlre 10 En bas O 05 *■= — Il faut aller voir ça, pensai -je en souriant; et, m'adressant à l'interprète : — Prends les devants, lui dis-je, je te suis. Il salua et sortit. 8IL. TOHK. 16 Digitized by Google 242 SILHOUETTES TONKINOISES. Mon coolie, qui avait compris, s'était précipité sur les lanternes de mon pousse- pousse, et cinq minutes après, il m'empor- tait à fond de train sur la route, sans souci des ornières et des cailloux dont la ren- contre inopportune me faisait bondir à tout instant dans ma voiture minuscule, au risque d'en briser les ressorts. Bientôt un large pâté de maçonnerie tout gercé de lumières dessina sa silhouette massive sur le fond clair-obscur du ciel. Nous étions arrivés. Alignés le long du trottoir, des pousse- pousse vides attendaient, les fanaux éteints, sous la garde problématique de leurs coolies respectifs. Ceux-ci, ramassés sur eux-mêmes entre les brancards, ronflaient à poings fer- més, la tête sur le marchepied de bois. Je laissai mon pousse-pousse prendre la file et me dirigeai vers le guichet. L'interprète était là à m'attendre et, pour tuer le temps, causait avec le guiche- Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 243 tier : un Chinois imberbe et cuivré qui, le torse nu jusqu'à la ceinture, allait et venait derrière les barreaux de sa cage, comme le « Seigneur 1 » à quatre pattes des brousses tonkinoises. Je pris le billet que me tendait le « fauve» ; la barrière de l'escalier qui conduisait aux « chambres de l re classe » s'ouvrit devant moi. Comme le mouvement insolite de la rue me l'avait fait prévoir, la salle de spectacle était comble et un bruit confus de voix montait de tout ce grouillement, au milieu de l'odeur acre de ces chairs d'Asiatiques en sueur et du fumet provocant des mets que des marchandes installées au milieu de la foule distribuaient contre des sapèques aux amateurs. Sur les lits de camp impro- visés où leur marchandise exotique variait 1. L'Annamite appelle le tigre « Monseigneur » par crainte respectueuse. Digitized by Google 244 SILHOUETTES TONKINOISES. à plaisir ses effets d'arômes et de couleurs, des groupes d'hommes et de femmes s'em- piffraient de riz, d'ananas, de canne à sucre et de bananes, et, peu préoccupés du spec- tacle depuis longtemps déjà commencé, s'entretenaient à voix haute, librement, sans que leurs paisibles voisins, venus là tout exprès pour jouir de la représentation, eussent l'air d'en être incommodés. Assez agréable à F œil, cette salle de spec- tacle d'Hanoï, et installée à peu de chose près comme celle de nos théâtres de France, avec son parterre en contre-bas, ses galeries de pourtour et ses loges. Pas de luxe de lumière par exemple. Cinq ou six quinquets suspendus à un fil de fer d'un côté à l'autre de la scène tiennent lieu de rampe et com- posent en même temps l'éclairage de la salle entière qui reste ainsi, en maints endroits, dans une obscurité presque complète. Mais cet état de choses ne saurait rien avoir de choquant pour un peuple habitué à vivre Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 245 dans des boyaux infects et sans air, où une simple lampe fumeuse fait ordinairement tous les frais. Il existe, d'ailleurs, quelques compen- sations à cette pénurie souvent gênante d'éclairage. Le grimage et les singeries étant ici, comme partout, les deux éléments primordiaux de succès des mimes, tout acteur comique qui se présente en pu- blic est tenu d'avoir en main une sorte de petit rat -de -cave barbouillé de résine, qu'il passe et repasse lui-même devant son visage, à chaque contorsion nouvelle des muscles, comme pour en souligner la perfection ou en dégager l'art. Quand le jeu de scène ou la nature du débit exige une liberté complète des bras, l'acteur dépose prudemment son rat-de-cave Digitized by Google 246 SILHOUETTES TONKINOISES. sur le rebord de la rampe, ou le passe à un de ses interlocuteurs à qui son rôle, moins compliqué, permet un moment de répit, et l'interlocuteur continue gravement le ma- nège, tout en essayant de tirer de cette situa- tion plutôt pénible les divers effets comiques qu'elle comporte. A plusieurs reprises, au cours de l'action scénique, on voit sa main embarrassée s'élever comme par hasard à hauteur des narines de son confrère ; le flam- beau malencontreux et fumant agit sur le nerf olfactif du mime ; le visage du patient se chiffonne, se gonfle et finalement éclate, illuminé, dans un éternuement formidable. Et le public, transporté, pousse des tot-lam frénétiques devant cet « effet » de pure tra- dition, connu, savouré, prévu d'avance, irrésistible toujours. Il est bon d'ajouter, toutefois, que cette petite compensation originale à la pénurie d'éclairage signalée plus haut, n'est due qu'aux mimes seuls. Les rôles héroïques, Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 247 drapés dans leur dignité de Mandarins à panaches, ont assez fort à faire de leurs habits empesés, sous lesquels ils disparais- sent, de leurs épées monumentales et de leurs bâtons de commandement, sans aller s'embarrasser encore d'un rat-de-cave. Quoique relégué au second plan, à la re- morque des races plus ou moins civilisées de TExtrême-Asie, le peuple annamite s'est créé néanmoins une littérature à part et bien à lui, dont il est fier ajuste titre. Il n'a cependant pas encore d'art drama- tique proprement dit. Toutes les pièces qui composent son répertoire sont des pièces chinoises adaptées à sa scène. Cette adap- tation est si peu parfaite, d'ailleurs, que la plupart des pièces représentées fourmillent encore de mots chinois et de mots chinois de haut style, ce qui en rend des passages entiers incompréhensibles à la plupart des spectateurs et ôte toute saveur à l'ensemble. Digitized by Google 248 SILHOUETTES TONKINOISES. La race asiatique est, en général, très friande de spectacle. Aussi les auteurs conciliants ne ménagent-ils pas leur texte. Il est des pièces qui durent jour et nuit, jusqu'à une semaine entière. À l'époque où ont lieu ces représentations extraordi- naires, les gens riches et inactifs qui s'en paient le luxe s'installent au théâtre comme chez eux et n'en sortent plus. Quant aux acteurs, ils se mettent à trois ou quatre pour rendre un même personnage et ar- rivent, en se relevant ainsi les uns les autres, à mener à bonne fin un rôle dont le poids eût été mortel supporté par un seul. La pièce que j'étais venu voir représenter, ce soir-là, au théâtre d'Hanoï, n'était pas de cette importance. Elle n'en devait pas moins, au dire de mon interprète assis à mes côtés, se prolonger bien avant dans la nuit. C'était une sorte d'opérette mélodra- Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 249 matique et militaire, où l'héroïque et le bouffon se coudoyaient incessamment, à la grande joie du public. Sur la scène encombrée de spectateurs, les musiciens occupaient le milieu, accrou- pis à l'orientale, leurs instruments entre leurs jambes, sur les planches nues. Devant eux, les acteurs allaient et venaient dans l'espace restreint que leur laissait la foule et au milieu duquel ils avaient peine à se mouvoir. Soutenus par les nhi, les gongs et les tams-tams, dont les accords incohé- rents tenaient du charivari et du délire, ils tiraient de leurs poumons infatigables les sons les plus disparates et les plus inatten- dus qu'il soit donné à un être humain de produire, — dans des sauts gênés et des con- torsions étroites de bête fauve emprisonnée. Et personne ne songeait à cribler de bananes cuites ces audacieux acteurs et exécutants, car, d'un bout à l'autre de l'Asie orientale, cette façon bizarre de comprendre l'har- Digitized by Google 250 SILHOUETTES TONKINOISES. monie passe pour renfermer le dernier mot de l'art. Il serait superflu pour l'Européen de chercher à démêler quelque chose dans toutes ces mélopées traînantes ou tous ces chants de guerre endiablés, d'une \ intensité d'octave soutenue a JËÊL ît dont jamais l'ombre d'un f\ entr'acte ne vient atté- ^ v V^^jJV nuer la monotonie éner- mftvK f vante - " £ / i É > Mais mon interprète était là, tout entier à son rôle d'initiateur. Pour ''' + 4 me donner une haute idée de l'art dramatique oriental, il me tenait au courant des événements et me traduisait, au fur et à mesure qu'ils se pré- sentaient, les passages marquants qui sou- levaient le rire. Étourdi par le bruit, je l'écoutais à peine, plus préoccupé des idylles que je sentais vivre au-dessous de moi dans m ' Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 251 la salle, que de tout ce méli-mélo de spec- tacle de foire, si loin de mes goûts d'Occi- dental, et qui n'avait même pas pour lui l'attrait du sexe, les rôles féminins étant, en Extrême-Orient, généralement tenus par des hommes. Il n'avait pas manqué de s'en apercevoir et paraissait navré de cette indifférence qui l'aurait fait douter de mes sentiments artis- tiques, si, à plusieurs reprises, durant le cours du spectacle, je n'avais eu l'occasion de démolir quelques-uns de ses préjugés, en lui en faisant toucher du doigt tout le ridi- cule par des exemples tirés de la pièce même qu'on était en train de représenter devant nous. Ce qui choque surtout au premier abord dans l'interprétation de toute œuvre théâ- trale annamite, c'est la place énorme qu'y prend la convention. Le public ne doit voir et ne voit sur la Digitized by Google 252 SILHOUETTES TONKINOISES. scène, que ce que l'auteur a voulu qu'il y voie. Aussi décors et mise en scène sont-ils pour lui choses nulles et inconnues. Aucune lacune ne le contrarie ni ne le choque ; son imagination supplée à tout. Veut-on représenter, par exemple, un guerrier se précipitant du sommet d'une montagne au-devant d'un ennemi qu'il a reconnu dans la plaine : on avance un esca- beau, tout en ayant bien soin d'annoncer que cet escabeau est une montagne. L'ac- teur monte à pieds joints sur son fond de bois, s'y livre un instant à des passes tra- giques, et quand il en redescend pour courir à son ennemi, il n'est plus un seul specta- teur qui se souvienne de l'escabeau. Tous ont vu le guerrier se précipiter du haut de la montagne. A un certain endroit de la pièce, dans deux scènes symétriques et consécutives, deux guerriers en armes, un De Doc de pirates et un envoyé du roi se présentent. Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 253 Chacun d'eux harangue à son tour ses trou- pes, qui, à tour de rôle, viennent se ranger sous les yeux de leurs chefs, sur la scène même. En réalité, de toutes ces armées fa- buleuses, qui faisaient ainsi dépenser à leurs généraux tant de flots d'éloquence quand il eût été si pressant d'agir, je n'ai jamais aperçu, pour ma part, qu'un seul en- fant de troupe, un tignau costumé à la diable et la tête perdue dans les plis flot- tants d'un étendard gigantesque. Conti- nuellement en scène, ce guerrier minuscule, fidèle à la fois au pirate et au roi, donnait placidement la réplique aux deux généra- lissimes, sans changer pour cela d'étendard ni de costume. Et ce petit enfant de troupe avait, sur la scène, un vrai succès d'enfant prodige. Fallait-il, en effet, qu'il fût prodi- gieux ce petit mioche, pour tirer des effets aussi enlevants du cumul ingrat de ces deux rôles ! À un autre moment, un personnage qui Digitized by Google 254 SILHOUETTES TONKINOISES. avait sept ans au commencement de la pièce, et qui a grandi depuis, apparaît sous les traits du jeune homme dont le rôle commence et du marmot qui a fini le sien. Il s'ennuyait dans les coulisses, le petit marmot. Il a, de sa propre jugeotte, agré- menté son rôle d'une entrée posthume. Il est là sur la scène, un éventail de papier gris à la main, en train d'éventer son sosie qui, à se démener comme il le fait sur la natte à symboles divers, transformée pour le quart d'heure en tombeau de famille, doit en avoir certainement fort grand besoin. Tout le monde le reconnaît, ce petit boy « quat » improvisé, car, par coquetterie sans doute, il ne s'est pas encore dépouillé de son costume ; mais personne ne s'of- fusque de sa présence ; on le reconnaît, mais on ne le voit pas. En résumé, tout change de nature au théâtre pour l'Annamite. Une fois sur la scène, les choses, à ses yeux, ne sont plus, Digitized by Google THÉÂTRE ANNAMITE. 255 elles représentent. 11 lui suffit qu'un esca- beau soit élevé un peu au-dessus du sol, pour qu'il accepte de le prendre pour une montagne ; qu'un acteur quelconque, un seul, soit revêtu d'habits guerriers, pour qu'il lui fasse l'effet d'une armée entière. C'est le symbole primant la réalité. Considérée à ce point de vue, cette façon de comprendre le théâtre (si différente de la nôtre, dans laquelle la recherche de la vé- rité joue un si grand rôle) ne serait pas si dénuée de sens qu'elle le paraît au premier abord. Digitized by Google Digitized by Google EN ROUTE POUR FRANGE 17 Digitized by Google Digitized by Google EN ROUTE POUR FRANGE J'ai reçu ce matin mon ordre de retour en France. Dans les quatre murs blancs de mon logis dénudé, je me retrouve, après plus de deux années, à l'heure du départ, entouré des mêmes visages, occupé des mêmes labeurs, l'esprit aussi triste qu'à l'arrivée... Peuplé de gens généralement quelcon- ques, rassemblés là des quatre coins du monde et qu'un sort commun impose les uns aux autres dans un mélange inquiétant de sang et de mœurs, ce sol de luttes et d'attente n'a jamais cessé un seul moment d'être pour moi l'exil : l'exil morose avec ses regrets et ses amertumes, l'exil ingrat avec ses horizons immenses et vides, l'exil Digitized by Google 260 SILHOUETTES TONKINOISES. impie avec ses abandons et ses décourage- ments noirs. Plus tard, cependant, quand, de retour en France, le désir germera, dans mon esprit au repos, d'une évocation orientale, je revivrai sans doute avec plaisir quelques heures de cette vie nonchalante et maté- rielle, étendu sur des nattes imaginaires, et souriant à la a coa-gai » absente, trans- figurée, les sens perdus dans un assoupis- sement extatique, au milieu des senteurs mêlées du lotus épanoui des mares, de l'en- cens bouddhique et de l'opium. Et dans cette évocation exotique passe- ront peut-être même alors tout un monde de sensations inconnues jusqu'ici, l'absence et le souvenir donnant aux choses longtemps indifférentes cette éthérisation factice qui les met en lumière et les grandit. Digitized by Google TABLE DES MATIÈRES Pages. Un Monsieur < tout neuf » 1 A travers Hanoï 9 Le Colonial chez lui 27 En pousse-pousse 45 Paysage 61 Peuple mendiant 65 Les « Con-gai » 77 Les « Boys » 95 Les interprètes indigènes 111 Une « Voyante » bouddhique . 125 Vieille Pagode 143 Un poste dans le Delta 149 Une fantaisie du fleuve Bouge 163 Exécution 177 Digitized by Google 262 TABLE DES MATIÈRES. Pages . Son-TayleFou 189 Un réveillon chez Bouddha 203 Une « Baia » 217 Combat d'éléphants 227 Théâtre annamite 237 En route pour France 257 Nancy, iinpr. Borgor-Levrault et C» B . Digitized by Google Digitized by Google Digitized by Google BERGER-LEVRAULT ET C ie , LIBRAIRES-EDITEURS Paris, 5, rue des Beaux-Arts. — Nancy, 18, rue des Glacis. La Vie militaire au Tonkin, par le capitaine La comte, breveté d'état- major, attaché à l'état-major du corps expéditionnaire. Illustrations par M. Dauphin. 1893. Très beau volume grand in-8 jésus de 360 pages, sur fort papier vélin, avec 70 dessins au lavis et 5 croquis cartographiques. Broché sous couverture illustrée 10 fr. Relié en percaline gaufrée, plaques spéciales 12 fr. 50 c. L'Armée française au Tonkin. — Le Guet-Apens de Bac-Lé, par le capitaine Lecomtb, breveté d'état-major. 1890. Volume in-12 avec 21 illus- trations par M. Dauphin, et 3 cartes, broché sous couverture illustrée en couleurs . . . . 3 fr. L'Ahmkk française au Tonkin. — Marche de Lang-Son à Tuyen- Quan. Combat de Hoa-Moc. Déblocus de Tuyen-Quan, par le capitaine Leoomte, attaché à l'état-major du corps expéditionnaire du Tonkin. 1889. Vo). in-8 avec 10 cartes et croquis hors texte, broché .' . 3 fr. 50 c. Histoire de l'Expédition de Cochinchine en 1861 , par le contre- amiral L. Pallu de l.jl Barrière. Nouvelle édition. 1888. Volume grand in-8, avec 3 cartes, broché 7 fr. 50 c. La Région nord-est du Tonkin, par M. Gurrin, lieutenant d'infanterie de marine. 1892. In-8, aveo 6 planches 2 fr. La Question du Tonkin (l'Annam et les Annamites ; histoire, institu- tions, mœurs, origine et développement de la question du Tonkin. Poli- tique de la France, de l'Angleterre et de la Chine. Le protectorat), par Paul DESCHAHEii, rédacteur au Journal de» Débats. 1888. Volume in-12 de 513 pages, broché 5 fr. L'Escadre de l'amiral Courbet, par Maurice Loir, lieutenant de vais- seau à bord de la Triomphante, illustrations par M. Brossard de Cor- rigent. 1894. Très beau volume grand in-8 jésus de 360 pages, sur fort papier vélin, aveo 160 dessins au lavis, en photogravure, 10 croquis carto- graphiques et portrait. Broché sous couverture illustrée 10 fr. Reliure riche, gaufrée en 9 couleurs, tête dorée 12 fr. 50 c. — Le même ouvrage. 6 e édition, in-12. 1892, avec portraits et 10 cartes, broché 3 fr. 50 c. De Hanoï à Pékin, par A. Bouinais, lieutenant-colonel d'infanterie de marine, avec une préface de M. Alfred Rambaud, professeur à la Faculté des lettres de Paris. 1892. In-12 de 428 pages, broché .... 3 fr. 50 c. De Rochefort à Cayenne. (Scènes de la vie maritime.) Journal du capi- taine de V Économe, par Jules de Crisbnoy ; illustré de 52 dessins par Pierre de Cris en ot, peintre de la marine. 1883. Un fort volume in-8 de 330 pages, avec 2 cartes 8 fr. La Conquête de l'Océan, par le contre-amiral Reveillere. 1894. Un volume in-12 de 340 pages, broché 3 fr. 50 c. Un Coup de sonde dans l'océan des Mystères (Autarchie), par le contre-amiral Réveillère. 1896. Un volume in-12, broché ... 2 fr. L'Europe-Unie (Autarchie), par le contre-amiral Revbillere. 1896. Joli volume in-12, broché 2 fr. Tutelle et Autarchie, par le contre-amiral Réveillère. 1896. Joli vo- lume in-12, broché 2 fr. Digitized by Google BERGER-LEVRAULT ET C ie , LIBRAIRES-EDITEURS Paris, 5, rue des Beaux-Arts. — Nancy, 18, rue des Glacis. Histoire de l'Armée coloniale, par Nkd Noix. 1896. Un volume in-8, avec illustrations de M. Nayel 2 fr. 50 c. La Guerre au Dahomey. l«* Partie : 1888 - 1893, d'après les docu- ments officiels, par Ed. Aublet, capitaine d'infanterie de marine, officier d'ordonnance du Ministre de la marine. Un beau volume in-8 de 358 pages, avec un portrait, 21 croquis et 2 cartes, broché 7 fr. 50 c. — 2 e Partie : La Conquête du Dahomey (1893-1894), par le môme. Un volume in-8, avec 5 croquis et 1 carte, broché 5 fr. Madagascar. L'île et ses habitants. Renseignements historiques, géo- graphiques et militaires. La dernière guerre franco-hova (1881-1885), d'après les documents du ministère de la marine, par G. Hombbrt, capi- taine breveté de l'infanterie de marine, officier d'ordonnance du ministre de la marine. Avec un vocabulaire franco-malgache d'après les indications de M. Suberbie. 1895. Vol. in-8, avec 8 cartes topographiques, br. 4 fr. L'Expédition de Madagascar. Rapport du général Duchesnb. Suivi de nombreuses annexes (instructions, ordres, etc.), et accompagné de cartes et de croquis. Un volume in-8. (Sous presse.) L'Armée et la Flotte en 1895. Manœuvres navales. Manœuvres des Vosges. L'Expédition de Madagascar, par Ardouih-Dumazet. 1896. Un volume in-12, avec de nombreuses cartes, broché, sous couverture illus- trée 5 fr. Le même ouvrage a paru pour les années 1893 et 1894. Mes Campagnes, par une femme (C. Vray). Autour de Madagascar. 1897. Un volume in- 12, broché sous couverture en couleurs . 3 fr. 50 e. La Tunisie. 1896. Publication en 4 beaux volumes in-8 : — lie partie : Histoire et Description. Le sol et le climat. L'homme. Orga- nisation. 2 vol. avec 40 planches, dont 22 en couleurs, brochés. . 10 fr. — 2« partie : La Tunisie économique. Agriculture. Industrie. Commerce. Finances. 2 vol. avec 13 planches, dont 3 en couleurs, brochés . . 10 fr. Impressions coloniales (1868-1892). Élude comparative de colonisa- tion, par Charles Cerisier, ancien officier du commissariat de la marine, directeur de l'intérieur du Congo français. 1893. Volume in-8 de 367 pages, avec une carte, broché 5 fr. Organisation générale des Colonies françaises et des pays de Protectorat, par Edouard Petit, chef de bureau au ministère des colo- nies, professeur à l'École coloniale. 3894. 2 volumes grand in-8 d'environ 700 pages chacun. Prix de chaque volume broché 12 fr. Relié en percaline 13 fr. 50 c. Relié en demi-maroquin 14 fr. 50 c. Le Régime du Travail et la Colonisation libre dans nos colonies et pays de protectorat, par Henri Blondel, sous-chef de bureau au mi- nistère des colonies. 1895. Volume de 180 pages, broché 5 fr. Ce volume fait suite à l'ouvrage de Éd. Petit sur V Organisation des Colonies. Les Flottes de combat étrangères en 1897, par R. de Balin- coukt, lieutenant de vaisseau. 1897. Un volume in-8 de 317 pages avec nombreux croquis, broché 6 fr. La Marine de guerre. Six mois rue Royale, par Edouard Lockrot, député, ancien ministre de la Marine. 1897. Un volume in-8 de 391 pages, broché 5 fr. imj>. Bcrger-Levnmlt i-t Cie. 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