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ou
l;I T A L I E,
PAR Mme. DE STAËL HOLSTEIN.
Udrallo 11 bel paese
Ch' Apennin parte, e '1 mar circonda, et l' Alpe.
Pétrarque.
TOME PREMIER.
A LONDRES î
CHEZ M. PELTIER, NO. 7, DXTKE-STREET,. PORTLAND-PLACE.
1807.
Cl
De l'Imprimerie de Paolo Da Ponte, No. 16j Polaad Street, Oxford Street.
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LIVRE PREMIER.
OSWALD.
CHAPITRE PREMIER.
OswALD lord Nelvil, pair d'Ecosse, partit d'Edimbourg pour se rendre en Italie pendant l'hiver de 1794 à 1795. Il avait une figure noble et belle, beau- coup d'esprit, un grand nom, une fortune indépendante; mais sa santé était altérée par un profond sentiment de peine, et les médecins, craignant que sa poitrine ne fût attaquée, lui avaient ordonné l'air du midi. Il suivit leurs conseils, bien qu'il mît peu d'in- térêt à la conservation de ses jours. II espérait du moins trouver quelque dis- traction dans la diversité des objets qu'il allait voir. La plus intime de toutes les douleurs, la perte d'un père, était la cause de sa maladie ; des cir-
TOxME I. A
2 CORINNE OU l'ITALIE.
constances cruelles, des remords ins- pirés par des scrupules délicats aigris- saient encore ses regrets, et l'imagi- nation y mêlait ses fantômes. Quand on souffre, on se persuade aisément que l'on est coupable, et les violens chagrins portent le trouble jusques dans la conscience.
A vingt-cinq ans il était découragé de la vie ; son esprit jugeait tout d'a- vance, et sa sensibilité blessée ne goû- tait plus les illusions du cœur. Per- sonne ne se montrait plus que lui com- plaisant et dévoué pour ses amis quand il pouvait leur rendre service, mais rien ne lui causait un sentiment de- plaisir, pas même lie bien qu'il faisait ; il sacrifiait sans cesse et facilement ses goûts à ceux d'autrui ; mais on ne pouvait expliquer par la générosité seule cette abnégation absolue de tout égoisme ; et l'on devait souvent l'at- tribuer au genre de tristesse qui ne lui permettait plus de s'intéresser à
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son propre sort. Les indifférens jouis- saient de ce caractère, et le trouvaient plein de grâces et de charmes ; mais qu?ind on l'aimait, on sentait qu'il s'occupait du bonheur des autres com- me un homme qui n'en espérait pas pour lui-même; et l'on était presque affligé de ce bonheur qu'il donnait sans qu'on pût le lui rendre.
Il avait cependant un caractère mo- bile, sensible et passionné; il réunis- sait tout ce qui peut entraîner les autres et soi-même : mais le malheuc et le repentir l'avaient rendu timide envers la destinée : il croyait la dés- armer en n'exigeant rien d'elle. Il es- pérait trouver dans le strict attache- ment à tous ses devoirs, et dans le renoncement aux jouissances vives, une garantie contre les peines qui dé- diirent l'ame; ce qu'il avait éprouvé lui faisait peur, et rien ne lui parais- sait valoir dans ce monde la chance de ces peines: mais quand on est ca- A 2
4 CORINNE OU L'ITALIE.
pable de les ressentir, quel est le genre de vie qui peut en mettre à l'abri ?
Lord Nelvil se flattait de quitter l'Ecosse sans regret, puisqu'il y restait sans plaisir; mais ce n'est pas ainsi qu'est faite la funeste imagination des âmes sensibles : il ne se doutait pas des liens qui l'attachaient aux lieux qui lui faisaient le plus de mal, à l'ha- bitation de son père. Il y avait dans cette habitation des chambres, des places dont il ne pouvait approcher sans frémir: et cependant quand il se résolut à s'en éloigner, il se sentit plu8 seul encore. (2uelque chose d'avide s'empara de son cœur ; il n'était plus le maître de verser des larmes quand il souffrait; il ne pouvait plus faire renaître ces petites circonstances lo- cales qni l'attendrissaient profondé- ment; ses souvenirs n'avaient plus rien de vivant, ils n'étaient plus en relation avec les objets qui l'environ- naient; il ne pensait pas moins à celui
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qu'il regrettait, mais il parvenait plus difficilement à se retracer sa pré- sence.
Quelquefois aussi il se reprochait d'abandonner les lieux où son père avait vécu. Qui sait, se disait-il, si les ombres des morts peuvent suivre partout les objets de leur aftection ? Peut-être ne leur est-il permis d'errer qu'autour des lieux où leurs cendres reposent! Peut-être que dans ce mo- ment mon père aussi me regrette ; mais la force lui manque pour me rappeler de si loin! Hélas! quand il vivait, un concours d'événemens inouis n a-t-il pas dû lui persuaxder que j'avais trahi sa tendresse, que j'étais rebelle à ma patrie, à la volonté paternelle, à tout ce qu'il y a de sacré sur la terre. Ces souvenirs causaient à lord Nelvil une douleur si insupportable, que non- seùlement il n'aurait pu les confier à personne, mais il craignait lui-même de les approfondir. Il est si facile de A 3
6 CORINNE OU L'ITALIE.
se faire, avec ses propres réflexions, un mal iriéparable!
11 en coûte davantage pour quitter sa patrie quand il faut traverser la mer pour s'en éloigner; tout est solennel dans un voyage dont l'Océan marque les premiers pas : il semble qu'un abîme s'entr'ouvre derrière vous, et que le retour pourrait devenir à jamais impossible. D'ailleurs le spectacle de la mer fait toujours une impression profonde; elle est l'image de cet infini qui attire sans cesse la pensée, et dans lequel sans cesse elle va se perdre. Oswald, appuyé sur le gouvernail et les regards fixés sur les vagues, était calme en apparence, car sa fierté et sa timidité réunies ne lui permettaient presque jamais de montrer même à ses amis ce qu'il éprouvait; mais des senti- mens pénibles l'agitaient intérieure- ment. Il se l'appelait le temps où le spectacle de la mer animait sa jeu- nesse par le désir de fendre les flots à la
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nage, de mesurer sa force contre elle. —Pourquoi, se disait-il avec un regret amer, pourquoi me livrer sans relâche à la réflexion ? Il'y a tant de plaisirs dans la vie active, dans ces exercices violens qui nous font sentir l'énergie deVexistence! La mort elle-même alors ne semble qu'un événement peut-être glorieux, subit au moins, et que le déclin n'a point précédé. Mais cette mort qui vient sans que le courage Tait cherchée; cette mort des ténèbres qui vous enlève dans la nuit ce que vous avez de plus cher, qui méprise vos regrets, repousse votre bras, et vous oppose sans pitié les éternelles lois du temps et de la nature ; cette mort ins- pire une sorte de mépris pour la des- tinée humaine, pour l'impuissance de la douleur, pour tous les vains efforts qui vont se briser contre la nécessité.
Tels étaient les sentimens qui tour- mentaient Oswald; et ce qui caracté- risait le malheur de sa situation c'était A 4
8 CORINNE OU h ITALIli.
la vivacité de la jeunesse unie aux pen- sées d'un autre âge. Il s'identifiait avec les idées qui avaient dû occuj)er son père dans les derniers temps de sa vie, et il portait l'ardeur de vingUcinq ans dans les.i-éflexions mélaneoliques de lu vieillesse. Ilétaitlasséde tout, etregret- tait cependant le bonheur comme si les illusions lui étaient restées. Ce con- traste, entièrement opposé aux volontés de la nature, qui met de Tensemble et de la gradation dans le cours naturel des choses, jetait du désordre au fond tié l'ame d'Oswald ;, mais ses manières extérieures avaient toujours beaucoup de douceur et d'harmonie, et sa tris- tesse, loin de lui donner de l'humeur, lui inspirait encore plus de condescen- dance et de bonté pour les autres.
Deux ou trois foisi, dans le passage de Harwich à Embden, la mer menaça d'été orageuse; lord Nelvil conseillait les matelots, rassurait les passagers, et quand il servait lui-même h la ma-
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nœuvre, quand il prenait pour un moment la place du pilote, il y avait, dans tout ce qu'il faisait, une adresse et une force qui ne devaient pas être considérées comme le simple effet de la souplesse et de l'agilité du corps, car famé se mêle à tout.
Quant il fallut se séparer, tout l'é- quipage se pressait autour d'Oswald pour prendre congé de lui ; ils le re- merciaient tous de mille petits services qu'il leur avait rendus dans la traver- sée, et dont il ne se souvenait plus. Une fois c'était un enfant dont il s'était oc- cupé long-temps; plus souvent un vieil- lard dont il avait soutenu le pas, quand le vent aj^itait le vaisseau. Une telle ab- sence de personnalité ne s'était peut- être jamais rencontrée; sa journée se passait sans qu'il en prît aucun moment pour lui-même : il l'abandonnait aux autres par mélancolie et par bienveil- lance. En le quittant, les matelots lui dirent tous presqu'en même temps ; A 5
rO CORINNE OU L'ITALIE.
Mon cher seigneur, piiissiez-vous être plus heureux ! Oswald n'avait pas ex- primé cependant une seule fois sa peine, et les hommes d'une autre classe qui avaient fait le trajet avec lui ne lui en avaient pas dit un mot. Mais les gens du peuple, à qui leurs supérieurs se confient rarement, s'habituent à décou- Trir les sentimens autrement que par la parole ; ils vous plaignent quand vous souffrez, quoiqu'ils ignorent la cause de vos chagrins, et leur pitié spontanée est sans mélange de blâme ou de conseil.
CORINNE OU l'iTALIE. -II
CHAPITRE IL
V OYAGER est, quoi qu'on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie. Lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville étrangère, c'est que vous commencez à vous y faire une patrie ; mais traverser des pays incon- nus, entendre parler un langage que vous comprenez à peine, voir des vi- sacres humains sans relation avec votre
o
passe ni avec votre avenir, c'est de la solitude et de l'isolement sans repos et sans dignité ; car cet empressement, cette hâte pour arriver là où personne ne vous attend, cette agitation dont 1^ curiosité est la seule cause, vous ins- pire peu d'estime pour vous-même, jusqu'au moment où les objets nou- a6
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veaux deviennent un peu anciens, et créent autour de vous quelques doux liens de sentiment et d'habitude.
Osvvald éprouva donc un redouble- ment de tristesse en traversant l'Alle- magne pour se rendre en Italie. Il fallait alors, à cause de la guerre, éviter la France et les environs de la France-;* il fallait aussis'élôigiier des armées qui rendaientles routes impraticablesCetto nécessité de s'occuper des détails ma- tériels du voyage, de prendre chaque y&UTj et presqu'à chaque instant, une résolution nouvelle, était tout à fait insupportable à lord Nelvil. Sa santé, loin de s'améliorer, l'obligeait souvent à s'arrêter lorsqu'il eût voulu se hâter d'arriver, ou du moins de partir. Il crachait le sang, et se soignait le moins qu'il était possible; caril se croyait cou- pable, et s'accusait lui-même avec une trop grande sévérité. Une voulait vivre encore que pour défendre son pays. — La patrie, se disait-il, na-t-elle pas
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sur nous quelques droits paternels ? Mais il faut pouvoir la servir utile- ment, il ne faut pas lui offrir l'exis- tence débile que je traîne, allant de- mander au soleil quelques principes de vie pour lutter contre mes maux. Il n'y a qu'un père qui vous recevrait dans un tel état, et vous aimerait d'au- tant plus que vous seriez plus délaissé par la nature ou par le sort. '
Lord Nelvil s'était flatté que la va- riété continuelle des objets extérieurs détournerait un peu son imagination de ses idées habituelles; mais il fut bien loin d'en éprouver d'abord cet heureux effet. Il faut, après un grand malheur, se familiariser de nouveau avec tout ce qui vous entoure, s'accou- tumer aux visages que l'on revoit, à la maison ob. Y on demeure, aux ha- bitudes journalières qu*on doit re- prendre; chacun de cesefTo ts est une secousse pénible, et rien ne les mul- tiplie comme un voyage.
14 CORINNE OU L'ITALIE.
Le seul plaisir de lord Nelvil était de parcourir les montagnes du Tirol sur un cheval écossais qu'il avait em- mené avec lui, et qui, comme les che- vaux de ce pays, galopait en gravis- sant les hauteurs ; il s'écartait de la grande route pour passer par les sen- tiers les plus escarpés. Les paysans étonnés s'écriaient d'abord avec effroi en le voyant ainsi sur le bord des abîmes, puis ils battaient des mains en admirant son adresse, son agilité; son courage. Oswald aimait assez l'émotion du danger: elle soulève le poids de la douleur, elle réconcilie un moment avec cette vie qu'on a recon- quise, et qu'il est si facile de perdre.
CORINNE OU L'ITALIE. 15
CHAPITRE III.
Da^'S la ville d'Inspruck, avant d'en- trer en Italie, Oswald entendit racon- tera un négociant, chez lequel il s'était arrêté quelque temps, l'histoire d'ui> émigré français, appelé le comte d'Er- feuil, qui l'intéressa beaucoup en sa faveur. Cet homme avait supporté la perte entière d'une très-grande for- tune avec une sérénité parfaite ; il avait vécu et fait vivre, par son talent pour la musique, un vieil oncle qu'il avait soigné jusque sa mort; il s'était con- stamment refusé à recevoir les services d'argent qu'on s'était empressé de lui offrir ; il avait montré la plus brillante valeur, la valeur française pendant la gue.re, et la gaieté la plug inaltérable
iS CORINNE OU l'iTALFE.
au milieu des revers: il desirait d'al- ler à Rome, pour y retrouver un de ses parens dont il devait hériter, et souhaitait un compagnon, ou plutôt un ami, pour faire avec lui le voyage plus agréablement.
Les souvenirs les plus douloureux de lord Nelvil étaient attachés à la France, néanmoins il était exempt des préjugés qui séparent les deux nations, parce qu'il avait eu pour ami intime un Français, et qu'il avait trouvé dans cet ami la plus admirable réunion de toutes les quahtés de l'ame: Il oiTrit donc au négocfant qui lui ra- conta l'histoire du comte d'Erfeuil, dé conduire en Italie ce noble et mal- heureux jeune homme^ Le négociant vint annoncer à lord Nelvil, au bout d'une heure, que sa proposition était acceptée avec reconnaissance. OswaUl était heureux de rendre ce service^ mais il lui en coûtait beaucoup de re^ noncer à la solitude, et sa timidité
CORINNE OU L'ITALIE. I7
souifrait de se trouver tout à coup clans une relation habituelle avec un hom- me qu'il ne connaissait pas.
Le comte d'Erfeuil vint faire visite à lord Nelvil, pour le remercier. Il avait des manières élégantes, une politesse facile et de bon goût, et dès l'abord il se montrait parfaitement à son aise. On s'étonnait, en le voyant, de tout ce qu'il avait souffert, car il supportait son sort avec un courage qui allait jusqu'à l'ou- bli, et il avait dans sa conversation une légèreté vraiment admirable, quand il parlait de ses propres revers, mais moins admirable, il faut en convenir, quand elle siétendait à d'autres sujets.
— Je vous ai beaucoup d'obligation, milord, dit le comte d'Erfeuil, de me tirer de cette Allemagne oîi je m'en- nuyais à périr. Vous y 6tes cepen- dant, répondit lord Nelvil, généra- lement aimé et considéré. J'y ai des amis, reprit le comte d'Erfeuil, que je regrette sincèrement ; car dans ce
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pays-ci l'on ne rencontre que les meil- leures gens du monde ; mais je ne sais pas un mot d'allemand, et vous con- viendrez que ce serait un peu long et un peu fatigant pour moi de l'appren- dre. Depuis que j'ai eu le malheur de perdre mon oncle, je ne sais que faire de mon temps ; quand il fallait m'oc- cuper de lui, cela remplissait ma journée, à présent les vingt-quatre heures me pèsent beaucoup. La déli- catesse avec laquelle vous vous êtes conduit pour monsieur votre oncle, dit lord Nelvil, inspire pour vous, M. le comte, la plus profonde estime. Je n'ai fait que mon devoir, reprit le comte d'Erfeuil, le pauvre homme m'avait comblé de biens pendant mon enfance; je ne l'aurais jamais quitté, eût-il vécu cent ans! mais c'est heureux pour lui d'être mort, ce le serait aussi pour moi, ajouta-t-il en riant, car je n'ai pas grand espoir dans ce monde. J'ai fait de mon mieux à la guerre pour
CORINNE OW L*ITAL1E. î^
être tué; mais puisque le sort m'a épargné, il faut vivre aussi bien qu'on le peut. Je me féliciterai de mon ar^ rivée ici, répondit lord Nelvil, si vous vous trouvez bien à Rome, et si . . . Oh mon Dieu, interrompit le comte d'Erfeuil, je me trouverai bien par- tout ; quand on est jeune et gai, tout s'arrange. Ce ne sont pas les livres ni la méditation qui m'ont acquis la phi*- losophie que j'ai, mais l'habitude du monde et des malheurs ; et vous voyez bien, milord, que j'ai raison de comp- ter sur le hasard, puisqu'il m'a pro- curé l'occasion de voyager avec vous. En achevant ces mots, le comte d'Er- feuil salua lord Nelvil de la meilleure grâce du monde, convint de l'heure du départ pour le jour suivant, et s'en alla.
Le comte d'Erfeuil et lord Nelvil» partirent le lendemain. Oswald, après les premières phrases de politesse, fut plusieurs heures sans dire un mot ;
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mais voyant que ce silence fatiguait son compagnon, il lui demanda s'il se faisait un plaisir d'aller en Italie. Mon Dieu^ répondit le comte d'Erfeuil, je sais ce qu'il faut croire de ce pays-là, je ne m'attends pas du tout à m'y amuser. U;i de mes amis, qui y h passé six mois, m'a dit qu'il n'y avait pas de province de France où il n'y eût un meilleur théâtre et une société plus agréable qu'à Rome; mais, dans cette ancienne capitale du monde, je trouverai sûrement quelques Français avec qui causer, et c'est tout ce que je désire. Vous n'avez pas été tenté d'ap- prendre l'italien, interrompit Oswald. Non, du tout, reprit le comte d'Er- feuil, cela n'entrait pas dans le plan de mes études. Et il prit en disant cela un air si sérieux, qu'on aurait pu croire que c'était une résolution fondée sur de graves motifs.
Si vous voulez que je vous le dise, continua le comte d'Erfeuil, je n'aime.
CORINNE OU L ITALIE. 21
en fait de nation, que les Anglais et les Français : il faut être fiers comme eux ou brillans comme nous, tout le reste n'est que de l'imitation. Oswald se tut, le comte d'Erfeuil quelques mo- mens après recommença l'entretien par des traits d'esprit et de gaieté fort aimables. Il jouait avec les mots, avec les phrases,d'une façon très-ingénieuse ; mais ni les objets extérieurs ni les sentimens intimes n'étaient l'objet de ses discours. Sa conversation ne venait, pour ainsi dire, ni du dehors ni du dedans, elle passait entre la réflexion et l'imagination, et les seuls rapports de la société en étaient le sujet.
Il nommait vingt noms propres à lord Nelvil, soit en France, soit en Angleterre, pour savoir s'il les con- naissait, et racontait à cette occasion des anecdotes piquantes avec une tour- nure pleine de grâce; mais on eût dit, à l'entendre, que le seul entretien con- venable pour un homme de goût,
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c'était, si l'on peut s'exprimer ainsi, le commérage de la bonne compagnie. LordNelvil réfléchit quelque temps au caractère du comte d'Erfeuil, à ce mélange singulier de courage et de fri- volité, à ce mépris du malheur, si grand s'il avait coûté plus d'efforts, si héroïque s'il ne venait pas de la même source qui rend incapable des affec- tions profondes. Un Anglais, se disait Oswald, serait accablé de tristesse dans de semblables circonstances. D'où vient la force de ce Français? D'où vient aussi sa mobilité ? Le comte d'Erfeuil en effet entend-il vraiment l'art de vivre ? Quand je me crois su- périeur, ne sui?-je que malade ? Son existence légère s'accorde-t-elle mieux que la mienne avec la rapidité de la vie ? et faut-il esquiver la réflexion comme une ennemie, au lieu d'y livrer toute son ame ? En vain Oswald au- rait-il éclairci ces doutes, nul ne peut sortir de la région intellectuelle qui
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lui a été assignée, et les qualités sont plus indomptables encore que les défauts.
Le comte d'Erfeuil ne faisait aucune attention à l'Italie, et rendait pres- qu'impossible à lord Nelvil de s'en oc- cuper; car il le détournait sans cesse de la disposition qui fait admirer urt beau pays et sentir son charme pitto- resque. Oswald prêtait l'oreille autant qu'il le pouvait au bruit du vent, au murmure des vagues ; car toutes les voix de la nature faisaient plus de bien à son ame que les propos de là société tenus au pied des Alpes, à travers les ruines et sur les bords de la mer.
La tristesse qui consumait Oswald eût mis moins d'obstacles au plaisir qu'il pouvait goûter par l'Italie, que la gaieté même du comte d'Erfeuil ; les regrets d'une ame sensible peuvent s'allier avec la contemplation de la nature et la jouissance des beaux arts ;
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mais la frivoliU^, sous quelque forme qu'elle se présente, ôte à ratteutiou sa force, à la pensée son originalité, au sentiment sa profondeur. Un des effets singuliers de cette frivolité était d'inspirer, beaucoup de timidité à lord Nelvil dans ses relations avec le comte d'Erfeuil : l'embarras est presque tou- jours pour celui dont le caractère est le plus sérieux. La légèreté spirituelle en impose à l'esprit méditatif, et ce- lui qui se dit heureux semble plus sage que celui qui souffre.
Le comte d'Erfeuil était doux, ob- ligeant, facile en tout, sérieux seule- ment dans l'amour-propre, et digne d'être aimé comme il aimait, c'est-;i- dire comme un bon camarade des plaisirs et des périls; mais il ne s'en- tendait point au partage des peines. Il s'ennuyait de la mélancolie d'Os- wald, et par bon cœur, autant que par goût, il aurait souhaité de la dis- siper. Que vous manque-t-il, lui disait-
CORINNE OU l' ITALIE. 25
U souvent ? N'êtes-vous pas jeune, riche, et si vous le voulez, bien por- tant? car vous n'êtes malade que parce que vous êtes triste. Moi, j'ai perdu ma fortune, mon existence, je ne sais ce que je deviendrai, et cependant je jouis de la vie comme si je possédais toutes les prospérités de la terre. Vous avez un courage aussi rare qu'honora- ble, répondit lordNelvil; mais les re- vers que vous avez éprouvés font moins de mal que les chagrins du cœur. Les chagrins du cœur, s'écria le comte d'Erfeuil, oh ! c'est vrai, ce sont les
plus cruels de tous Mais! mais...,
encore faut-il s'en consoler; car un. homme sensé doit chasser de son ame tout ce qui ne peut servir ni aux au- tres ni à lui-même. Ne sommes-nous pas ici-bas pour être utiles d'abord, et puis heureux ensuite ? Mon cher Nelvil, tenons-nous-en là.
Ce que disait le comte d*Erfeuil était raisonnable dans le sens ordinaire
TOME I. B
26 CORINNE OU l'ITALÏE.
de ce mot, car il avait, à beaucoup d'é- gards, ce qu'on appelé une bonne tête : ce sont les caractères passionnés, bien plus que les caractères légers, qui sont capables de folie ; mais, loin que sa façon de sentir excitât la confiance de lord Nelvil, il aurait voulu pou- voir assurer au comte d'Erfeuil qu'il était le plus heureux des hommes, pour éviter le mal que lui faisaient ses con- solations.
Cependant le comte d'Erfeuil s'atta- chait beaucoup à lord Nelvil, sa rési- gnation et sa simplicité, sa modestie et sa fierté lui inspiraient une consi- dération dont il ne pouvait se défen- dre Il s'agitait autour du calme ex- térieur d'Oswald, il cherchait dans sa tête tout ce qu'il avait entendu dire de plus grave dans son enfance à des pa- rens âgés, afin de l'essayer sur lord Nelvil; et tout étonné de ne pas vaincre son apparente froideur, il se disait en lui-même : Mais n'ai-je pas
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de la bonté, de la franchise, du cou- rage? ne suis-je pas aimable en so- ciété ? que peut-il donc me manquer pour faire effet sur cet homme? et n'y a-t-il pas entre nous quelque mal-en- tendu qui vient peut-être de ce qu'il ne sait pas assez bien le français ?
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28 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE IV.
Une circonstance imprévue accrut beaucoup le sentiment de respect que le comte d'Erfeuil éprouvait déjà, presqu'à son iuscu, pour son compa- gnon de voyage. La santé de LordNel- vil l'avait contraint de s'arrêter quel- ques jours à Ancone. Les montagnes et la mer rendent la situation de cette ville très-belle, et la foule de Grecs qui travaillent sur le devant des boutiques, assis à la manière orientale, la diversité des costumes des habitans du Levant qu'on rencontre dans les rues, lui don- nent un aspect original et intéressant. L'art de la civilisation tend sans cesse à rendre tous les hommes semblables en apparence et presque en réalité ; mais
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l'esprit et l'imagination se plaisent dans les différences qui caractérisent les nations : les hommes ne se ressem- blent entre eux que par l'affectation ou le calcul ; mais tout ce qui est naturel est varié. C'est donc un petit plaisir, au moins pour les yeux, que la diver- sité des costumes; elle semble pro- mettre une manière nouvelle de sentir et déjuger.
Le culte grec, le culte catholique et le culte juif existent simultanément et paisiblement dans la ville d'Ancone. Les cérémonies de ces religions dif- fèrent extrêmement entre elles ; mais un même sentiment s'élève vers le ciel dans ces rites divers, un même cri de douleur, un même besoin d'appui.
L'église catholique est au haut de la montagne, et domine à pic sur la mer ; le bruit des flots se mêle souvent aux chants des prêtres; l'église est sur- chargée dans l'intérieur d'une foule d'ornemens d'assez mauvais goût ; mais b3
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quand on s'arrête sous le portique du temple, on aime à rapprocher le plus pur des sentimens de Tame, la reli - gion, avec le spectacle de cette superbe mer, sur laquelle l'homme jamais ne peut imprimer sa trace. La terre est travaillée par lui, les montagnes sont coupées par ses routes, les rivières se resserrent en canaux pour porter ses marchandises; mais si les vaisseaux sillonnent un moment les ondes, la vague vient effacer aussitôt cette légère marque de servitude, et la mer reparaît telle qu'elle fut au premier jour de la création.
Lord Nelvil avait fixé son départ pour Rome au lendemain, lorsqu'il en- tendit pendant la nuit des cris affreux dans la ville: il se hâta de sortir de son auberge pour en savoir la cause, et vit un incendie qui partait du port et remontait de maison en maison jus- qu'au haut de la ville ; les flammes se répétaient au loin dans la mer, le vent,
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qui augmentait leur vivacité, agitait aussi leur image dans les flots, et les vagues soulevées réfléchissaient de mille manières les traits sanglans d'un feu sombre.
Les habitans d' Ancone n'ayant point chez eux de pompes en bon état se hâ- taient de porter avec leurs bras quel- ques secours. On entendait, à tra- vers les cris, le bruit des chaînes des galériens employés à sauver la ville qui leur servait de prison. Les diverses na- tions du Levant, que le commerce attire à Ancone, exprimaient leur ef- froi par la stupeur de leurs regards. Les marchands, à l'aspect de leurs magasins en flamme, perdaient entiè- rement la présence d'esprit. Les alar- mes pour la fortune troublent autant le commun des hommes que la crainte de la mort, et n'inspirent pas cet élan de l'ame, cet enthousiasme qui fait trouver des ressources.
Les cris des matelots ont toujours b4
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quelque chose de lugubre et de pro longé que la terreur rendait encore bien plus sombre. Les mariniers sur les bords de la mer Adriatique sorvt re- vêtus d'une capotte rouge et brune très-singulière, et du milieu de ce vê- tement sortait le visage animé des Ita- liens qui peignait la crainte sous mille formes. Les habitans couchés par terre dans les rues couvraient leur tête de leur manteau comme s'il ne leur restait plus rien à faire qu'à ne pas voir leur désastre, d'autres se jetaient dans ks flammes sans la moindre espérance d'y échapper : on voyait tour à tour une fureur et une résignation aveugle, mais nulle part le sang-froid qui double les moyens et les forces.
Oswald se souvint qu'il y avait deux bâtimens anglais dans le port, et ces bâtimens ont ù bord des pompes par- faitement bien faites : il courut chez le capitaine et monta avec lui sur un bateau pour aller cliercher ces pompes.
CORINNE OU L*ITALIE. 33
Les habitans qui le virent entrer dans la chaloupe lui criaient :^A/ vous faites bien, vous autres étrangers, de quitter notre malheureuse ville. Nous allons revenir, dit Oswald. Ils ne le crurent pas. Il revint pourtant, établit l'une de ses pompes en face de la première mai- son qui brûlait sur le port, et l'autre vis-à-vis de celle qtii brûlait au milieu de la rue. Le comte d'Erfeuil exposait sa vie avec insouciance, courage et gaieté ; les matelots anglais et les do- mestiques de lord Nelvil vinrent tous à son aide ; car les habitans d' Ancone restaient immobiles, comprenant à peine ce que ces étrangers voulaient faire, et ne croyant pas du tout à leurs succès.
Les cloches sonnaient de toutes parts, les prêtres faisaient des processions, les femmes pleuraient en seprosternant devant quelques images de saints au coin des rues ; mais personne ne pen- sait aux secours naturels que Dieu a B 5
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donnés à Thomme pour se défendre. Cependant, quand les habitants aperçu- rent les heureux effets de l'activité d'Oswald; quand ils virent que les flammes s'éteignaient, et que leurs maisons seraient conservées, ils passè- rent de l'étonnement à l'enthousiasme; il se pressaient autour de lord Nelvil, et lui baisaient les mains avec un em- pressement si vif, qu'il était obligé d'avoir recours à la colère pour écarter de lui tout ce qui pouvait retarder la succession rapide des ordres et des mouvemens nécessaires pour sauver la ville. Tout le monde s'était rangé sovis son commandement, parce que dans les plus petites comme dans les plus grandes circonstances, dès qu'il y a du danger, le courage prend sa place ; dès que les hommes ont peur, ils cessent d'être jaloux.
Oswald, à travers la rumeur géné- rale, distingua cependant des cris plus horribles que tous les autres qui se fai -
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saient entendre à Tautre extrémité de la ville. Il demanda d'où venaient ces cris; on lui dit qu'ils partaient du quartier des Juifs: l'officier de police avait coutume de fermer les barrières de ce quartier le soir, et l'incendie ga- gnant de ce côté, les Juifs ne pouvaient s'échapper. Oswald frémit à cette idée, et demanda qu'à l'instant le quartier fût ouvert; mais quelques femmes du peuple qui l'entendirent se jetèrent à ses pieds pour le conjurer de n'en rien faire : Vous voyez bien, disaient- elles, oh! notre bon ange! que c'est sûre* ment à cause des Juifs qui sont ici que nous avons sotiffert cet incendie; ce sont eux qui nous portent malheur, et si vous les mettez en liberté, toute Veau de lamer n*éteindrapaslesjlam- mes ; et elles suppliaient Oswald de laisser brûler les Juifs, avec autant d'éloquence et de douceur que si elles avaient demandé un acte de clémence. Ce n'étaient point de méchantes fem- b6
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mes, mais des imaginations supersti- tieuses vivement frappées par un grand malheur. Oswald contenait à peine son indijjnation en entendant ces étranges prières.
Il envoya quatre matelots anglais avec des haches pour briser les bar- rières qui retenaient ces malheureux ; et ils se répandirent à l'instant dans la ville, courant à leurs marchandises, au milieu des flammes, avec cette avi- dite de fortune qui a quelque chose de bien sombre quand elle fait braver la mort. On dirait que l'homme, dans l'état actuel de la société, n'a presque rien à faire du simple don delà vie.
Il ne restait plus qu'une maison au haut de la ville, que les flammes en- touraient tellement qu'il était impos- sible de les éteindre, et plus impossi- ble encore d'y pénétrer. Le:^ habitans d'Ancone avaient montré si peu d'in- térêt pour cette maison, que les ma- telots anglais, ne la croyant point ha-
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bitée, avaient ramené leurs pompes vers le port. Oswald lui-même, étourdi par les cris de ceux qui l'entouraient et l'appelaient à leur secours, n'y avait pas fait attention. L'incendie s'était communiqué plus tard de ce côté, mais y avait fait de grands progrès. Lord Nelvil demanda si vivement quelle était cette maison, qu'un hom- me enfin lui répondit que c'était l'hô- pital des fous. A cette idée, toute son ame fut bouleversée; il se retourna, et ne vit plus aucun de ses matelots au- tour de lui : le comte d'Erfeuil n'y était pas non plus ; et c'était en vain qu'il se serait adressé aux habitaus d' Ancone ; ils étaient presque tous occupés. à sau- ver ou à faire sauver leurs marchan- dises, et trouvaient absurde de s'ex- poser pour des hommes dont il n'y en avait pas un qui ne fût fou sans re-'- ^ mède; O estime hcnédiction du ciel, disaient-ils, pour eux et pour leurs pa-
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rens, s'ils meurent ainsi sans que ce soit la faute Je personne.
Pendant que Ton tenait de sembla- bles discours autour d'Oswald, il mar- chait à grands pas vers l'hôpital, et la foule qui le blâmait le suivait avec un sentiment d'enthousiasme involon- taire et confus. Oswald arrivé près de la maison vit, à la seule fenêtre qui n'ëtait pas entourée par les flammes, des insensés qui regardaient les pro • grès de l'incendie, et souriaient de ce rire déchirant qui suppose ou l'igno- rance de tous les maux de la vie, ou tant de douleur au fond de l'ame, qu'aucune forme de la mort ne peut plus épouvanter. Un frissonnement inexprimable s'empara d'Oswald à ce spectacle; il avait senti, dans le mo- ment le plus affreux de son désespoir, que sa raison était prête à se troubler ; et, depuis cette époque, l'aspect de la folie lui inspirait toujours la pitié la
CORINNE OU L'ITALIE. S^'
plus douloureuse. Il saisit une échelle qui se trouvait près de là, il l'appuie contre le mur, monte au milieu des flammes, et entre par la fenêtre dans une chambre où les malheureux qui restaient à l'hôpital étaient tous réunis. Leur folie était assez douce pour que dans l'intérieur de la maison tous fussent libres, excepté un seul qui était enchaîné dans cette même cham- bre où les flammes se faisaient jour à travers la porte, mais n'avaient pas encore consumé le plancher. Oswald apparaissant au milieu de ces miséra- bles créatures, toutes dégradées par la maladie et la souflirance, produisit sur elles un si graud eflfet de surprise et d'enchantement, qu'il s'en fit obéir d'abord sans résistance. Il leur ordon- na de descendre devant lui, l'un après l'autre, par l'échelle que les flammes pouvaient dévorer dans un moment. Le premier de ces mal- heureux obéit sans proférer une pa-
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rôle : l'accent et la physionomie de lord Nelvil l'avaient entièrement sub- jugué. Un troisième voulut résister, sans se douter du danger que lui fai- sait courir chaque moment de retard, et sans penser au péril auquel il ex- posait Oswald, en le retenant plus long-temps. Le peuple, qui sentait toute l'horreur de cette situation, criait à lord Nelvil de revenir, délais- ser ces insensés s'en tirer comme ils le pourraient ; mais le libérateur n'é- coutait rien avant d'avoir achevé sa généreuse entreprise.
Sur les six malheureux qui étaient dans riiôpital, cinq étaient déjà sau- vés ; il ne restait plus que le sixième qui était enchaîné. Oswald détache ses fers et veut lui faire prendre, pour échapper, les mêmes moyens qu'à ses compagnons ; mais c'était un pauvre jeune homme privé tout à fait de la raison, et se trouvant en liberté après deux ans de chaîne, il s'élançait dans la chambre avec une joie désordonnée.
CORINNE OU l' ITALIE. 4X
Cette joie devint de la fureur, lorsqu' Oswald voulut le faire sortir par la fenêtre. Lord Nelvil voyant alors que les flammes gagnaient toujours plus la maison, et qu'il était impossible de décider cet insensé à se sauver lui- même, le saisit dans ses bras, malgré les efforts du malheureux qui lut- tait contre son bienfaiteur. Il l'em- porta sans savoir oii il mettait les pieds, ■ tant la fumée obscurcissait sa vue ; il sauta les derniers échelons au hasard, et remit l'infortuné, qui l'in- juriait encore, à quelques personnes, en leur faisant promettre d'avoir soin
de lui.
Oswald, animé par le danger qu'il venait de courir, les cheveux épar8> le regard fier et doux frappa d'admira- tion et presque de fanatisme la foule qui le considérait ; les femmes surtout s'exprimaient avec cette imagination qui est un don presque universel en Italie, et prête souvent de la noblesse
42 CORINNE OU L'ITALIE.
aux discours des gens du pçuple. Elles se jetaient à genoux devant lui, et s'écriaient : f^ous êtes sûrement Saint i h'Mlckelf le patron de notre ville; dé- r \ ployez vos ailes, mais ne nous quittez pas : allez là-haut sur le clocher de la . / cathédrale, pour que de là toute la ^ • ville vous voie et vous prie. Mon enfant est malade, disait l'une, gué' rissez-le. Dites-moi, disait l'autre» où est mon mari, qui est absent de- puis plusieurs années ? Oswald cher- chait une manière de s'échapper. Le comte d'Erfeuil arriva, et lui dit en lui serrant la main : —Cher Nelvil, il faut pourtant partager quelque chose avec ses amis; c'est mal fait de prendre ainsi pour soi seul tous les périls. — Tirez-moi d'ici, lui dit Oswald à voix basse. Un moment d'obscurité fa- vorisa leur fuite, et tous les deux en hâte allèrent prendre des chevaux à la poste.
Lord Nelvil éprouva d'abord quel-
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que douceur par le sentiment de la bonne action qu'il venait de faire ; mais avec qui pouvait-il en jouir, maintenant que son meilleur ami n'existait plus? Malheur aux orphelins! les événemens fortunés aussi-bien que les peines leur font sentir la solitude du cœur. Coniment, en effet, rem- placer jamais cette affection née avec nous, cette intelligence, cette sympa- thie du sang, cette amitié préparée par le ciel entre un enfant et son père ? On peut encore aimer ; mais confier toute son ame est un bonheur qu'on ne retrouvera plus.
44 CORINNE OU l'Italie.
CHAPITRE V.
OswALD parcourut la Marche d'An^- cone et l'Etat ecclésiastique jusqu'à Rome, sans rien observer, sans s'inté- resser à rien ; la disposition mélanco- lique de gon ame en était la cause, et puis une certaine indolence naturelle à laquelle il n'était arraché que par les passions fortes. Son goût pour les arts ne s*était point encore développé ; il n'avait vécu qu'en France, où la société est tout, et à Londres, où les intérêts politiques absorbent presque tous les autres : son imagination, concentrée dans ses peines, ne se complaisait point encore aux merveilles de la nature et aux chefs-d'œuvre des arts.
Le comte d'Erfeuil parcourait cha- que ville, le guide des voyageurs à la
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main; il avait à la fois le double plaisir de perdre son temps à tout voir, et d'as - surer qu'il n'avait rien vu qui pût être admiré, quand on connaissait la France. L'ennui du comte d'Erfeuil découra- geait Oswald ; il avait d'ailleurs des préventions contre lesltaliens et contre l'Italie ; il ne pénétrait pas encore le mystère de cette nation ni de ce pays, mystère qu'il faut comprendre par l'i- magination plutôt que par cet esprit de jugement qui est particulièrement développé dans l'éducation Anglaise. Les Italiens sont bien plus remar- quables par ce qu'ils ont été, et par ce qu'ils pourraient être, que par ce qu'ils sont maintenant. Les déserts qui envi- ronnent la ville de Rome, cette terre fatiguée de gloire qui semble dédai- gner de produire, n'est qu'une contrée inculte et négligée, pour qui la consi- dère seulement sous les rapports de l'utilité. Oswald, accoutumé dès son enfance à l'amour de l'ordre et de la
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prospérité publique, reçut d'abord des impressions défavorables en traversant les plaines abandonnées qui annoncent î'approche de la ville autrefois reine du inonde: il blâma l'indolence des habi- tants et de leurs chefs. Lord Nelvil ju- geait l'Italie en administrateur éclairé, le comte d'Erfeuil en homme du monde; ainsi, l'un par raison, et l'autre par légèreté, n'éprouvaient point l'effet que la campagne de Rome produit sur l'imagination, quand on s'est pénétré des souvenirs et des regrets, des beautés naturelles et des malheurs il- lustres, qui répandent sur ce pays un charme indéfinissable.
Le comte d'Erfeuil faisait de comi- ques lamentations sur les environs de Rome. Quoi, disait-il, point de mai- son de campagne, point de voiture, rien qui annonce le voisinage d'une grande ville! Ah, bon Dieu, quelle tristesse ! En approchant de Rome, les postillons s'écrièrent avec transport :
CORINNE au l' ITALIE. 47
VoyeZy voyez, c'est la coupole de Saint-Pierre'. ! Les Napolitains mon- trent ainsi le Vésuve ; et la mer fait de même l'orgueil des habitans des côtes. On croirait voir le dôme des Inva- lides, s'écria le cojnte d'Erfeuil. Cette comparaison,plus patriotique quejuste, détruisit l'effet qu'Oswald aurait pu recevoir à l'aspect de cette magnifique merveille de la création des hommes. Ils entrèrent dans Rome, non par un beau jourj non par une belle nuit, mais par un soir obscur, par un temps gris, qui ternit et confond tous les objets. Ils traversèrent le Tibre sans le remarquer; ils arrivèrent à Rome par la porte du Peuple, qui conduit d'abord au Corso, à la plus grande rue de la ville moderne, mais à la partie de Rome qui a le moins d'originalité, puisqu'elle ressemble davantage aux autres villes de l'Europe.
La foule se promenait dans les rues ; des marionnettes et des charlatans for-
48 CORINKE OU L'ITALIE.
lYiaient des groupes sur la place où s'élève la colonne Antonine. Toute l'attention d'Oswald fut captivée par les objets les plus près de lui. Le nom de Rome ne retentissait point encore dans son ame ; il ne sentait que le profond isolement qui serre le cœur quandvous entrez dans une ville étran- gère, quand vous voyez cette multi- tude de personnes à qui votre existence est inconnue, et qui n'ont aucun intérêt en commun avec vous. Ces réflexions, si tristes pour tous les hommes, le sont encore plus pour les Anglais qui sont accoutumés à vivre entre eux, et se mêlent difficilement avec les mœurs des autres peuples. Dans le vaste caraven- sérailde Rome, tout estétranger,même les Romains qui semblent habiter là, non comme des possesseurs, mais comme des pèlerins qui se reposent aupns des rui?ies (2.0swald, oppressé par des sentimens pénibles, alla s'en- fermer chez lui, et ne sortit point pour
CORINNE OU L'ITALIE. 4^
voir la ville. Il était bien loin de penser que ce pays, dans lequel il entrait avec Un tel sentiment d'abattement et de tristesse, serait bientôt pour lui la source de tant d'idées et de jouissances nou- velles.
TOME I,
LIVRE II.
CORINNE AU CAPITOLE.
CHAPITRE PREMIER.
OswALD se réveilla dans Rome. Un soleil éclatant, un soleil d'Italie frappa ses premiers regards, et son ame fut pénétrée d'un sentiment d'amour et de reconnaissance pour le ciel qui semblait se manifester par ces beaux rayons. Il entendit résonner les cloches des nom- breuses églises de la. ville ; des coups de canon, de distance en distance, an- nonçaient quelque grande solennité : il demanda quelle en était la cause ; on lai répondit qu'on devait couronner le matin même, au Capitole, la femme la plus célèbre de T Italie, Corinne, poète, écrivain, improvisatrice, et Tune des plus belles personnes de Rome. Il fit
CORINNE , ou l' ITALIE. 51
quelques questions sur cette cérémonie consacrée par les noms de Pétrarque et du Tasse, et toutes les réponses qu'il reçut excitèrent vivement sa curiosité. Il n'y avait certainement rien de plus contraire aux habitudes et aux opinions d'un Anglais que cette grande publicité donnée à la destinée d'une femme ; mais l'enthousiasme qu'inspirent aux Ita-r liens tous les talens de l'imagination,! gagne, au moins momentanément, les étrangers ; et l'on oublie les préjugés même de son pays, au milieu d'une nation si vive dans l'expression des sentimens qu'elle éprouve. Les gens du peuple à Rome connaissent les arts, raisonnent avec goût sur les statues ; les tableaux, les monumens, les antir. quités, et le mérite littéraire, porté à un certain degré, sont pour eux un intérêt national.
Oswald sortit pour aller sur la place publique; il y entendit parler de Co- rinne, de son talent, de son génie. Ou c 2
50 CORINNE OU L'ITALIE.
avait décoré les rues par lesquelles elle devait passer. Le peuple, qui ne se ras- semble d'ordinaire que sur les pas de la fortune ou de la puissance, était là presqu'en rumeur pour voir une per- sonne dont l'esprit était la seule dis- tinction. Dans l'état actuel des Italiens, la gloire des beaux arts est l'unique qui leur soit permise ; et ils sentent le génie en ce genre avec une vivacité qui devrait faire naître beaucoup de grands hommes, s'il suffisait de l'applaudisse- ment pour les produire, s'il ne fallait pas une vie forte, de grands intérêts, et une existence indépendante pour alimenter la pensée.
Oswald se promenait dans les rues de Rome en attendant l'arrivée de Corinne. A chaque instant on la nom- mait, on racontait un trait nouveau d'elle, qui annonçait la réunion de tous les talens qui captivent l'imagination. L*un disait que sa voix était la plus touchante d'Italie, l'autre que personne
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ne jouait la tragédie comme elle, l'autre qu'elle dansait comme une nymphe, et qu'elle dessinait avec autant de grâce que d'invention ; tous disaient qu'oii n'avaitjamais écrit ni improvisé d'aussi beaux vers, et que, dans la conversa- tion habituelle, elle avait tour à tour une grâce et une éloquence qui char- maient tous les esprits. On se disputait pour savoir quelle ville d'Italie lui avait donné la naissance, mais les Romains soutenaient vivement qu'il fallait être né à Rome pour parler l'italien avec cette pureté. Son nom de famille était ignoré. Son premier ouvrage avait paru cinq ans auparavant, et portait seule- ment le nom de Corinne. Personne ne savait où elle avait vécu, ni ce qu'elle avait été avant cette époque ; elle avait maintenant à peu près vingt -six ans. Ce mystère et cette publicité tout à la fois, cette femme dont tout le monde par- lait, et dont on ne connaissait pas le véritable nom, parurent à lord Nelvil c3
Û4 CORINNE OU ï; ITALIE.
l'une des merveilles du sin<çuller pays qu'il venait voir. Il aurait jugé très- fevèrement une telle femme en Ansle- terre, mais il n'a})pHquait ù l'Italie au- cune des convenances sociales, et le couronnement de Corinne lui inspirait d'avance l'intérêt que ferait naître une aventure de l'Arioste.
Une musique très-belle et très-écla- lante précéda l'arrivée de la marche triomphale. Un événement, quel qu'il soit, annoncé par la musique, cause , toujours de l'émotion. Un grand nom- bre de seigneurs romains et quelques étrangers précédaient le char qui con- duisait Corinne, Ocst le cortège de ses admirateurs, dit un Romain. Oui, répondit l'autre, elle reçoit Voicens de tout le inonde, mais elle n'accorde à personne une prtfhence décidée ; elle est riche, indépendante ; l'on croit mc- ?ne, et certainement elle en a lien Vair, <jîte cest une femme d'une illustre nais- sance, qui ne veut pas être connue.
CORINNK OU L'ITALIE. 53
Quoi qiiil en soit, reprit un troisième, c'est une divinité entourée de nuages. Oswald regarda l'homme qui parlait ainsi, et tout désignait en lui le rang le plus obscur de la société; mais, dans le midi, l'on se sert si naturellement des expressions les plus poétiques, qu'on dirait qu'elles se puisent dans l'air et sont inspirées par le soleil.
Enfin les quatre chevaux blancs qui traînaient le char de Corinne se firent place au milieu de la foule. Corinne était assise sur ce char construit à l'an- tique, et de jeunes filles, vêtues de blanc, marchaient à côté d'elle. Partout où elle passait l'on jetait en abondance des parfums dans les airs ; chacun se mettait aux fenêtres pour la voir, et ces fenêtres étaient parées en dehors par des pots de fleurs et des tapis d'écar- late ; tout le monde criait: Vice Co- rinne! vive le o-énie! vive la beauté!
o
L'émotion était générale ; mais lord
Nelvil ne la partageait point encore ;
c 4
56 CORINNE OU L'ITALIE.
et bien qu'il se fût déjà dit qu'il fallait mettre à part, pour juger tout cela, la réserve de l'Angleterre et les plai- santeries françaises, il ne se livrait point à cette fûte, lorsqu'enfîn il aper- çut Corinne.
Elle était vêtue comme la Sybille du Dominiquin, un schall des Indes tourné autour de sa tête, et ses cheveux du plus beau noir entremêlés avec ce schall ; sa robe était blanche; une draperie bleue se rattachait au dessous de son 'sein, et son costume était très -pittores- que, sans s'écarter cependant assez des usages reçus, pour que l'on pût y trou- ver de l'affectation. Son attitude sur le char était noble et modeste : on apéï*- cevait bien qu'elle était contente d'être admirée; mais un sentiment detimidité se mêlait à sajoie, et semblait demander grâce pour son triomphe ; l'expression de sa physionomie, de ses yeux, de son sourire, intéressait pour elle, et le premier regard fit de lord Nelviison
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ami, avant même qu'une impression plus vive le subjuguât. Ses bras étaient d'une éclatante beauté ; sa taille grande, mais un peu forte, à la manière des statues grecques, caractérisait énergi- quement la jeunesse et le bonheur; son regard avait quelque chose d'inspiré. L'on voyait dans sa manière de saluer et de remercier, pour les applaudisse- mens qu'elle recevait, une sorte de naturel qui relevait l'éclat de la situation extraordinaire dans laquelle elle se trou- vait ; elle donnait à la fois l'idée d'une prêtresse d'Apollon, qui s'avançait vers le temple du Soleil, et d'une femme parfaitement simple dans les rapports habituels de la vie ; enfin tous ses mou- vemens avaient un charme qui excitait l'intérêt et la curiosité, l'étonnement et l'aiFection.
L'admiration du peuple pour elle
allait toujours en croissant, plus elle
approchait du Capitole, de ce lieu si
fécond en souvenirs. Ce beau ciel, ces
c 5
58 CORINNE OU l'ITALIÎ.
Iiomains si enthousiastes, et par-dessus tout Corinne, élcctrisaient 1" imagina- tion cVOsvvaM; il avait \ii souvent dans son pays des hommes d'état portés en trioniplie par le peuple; mais c'était pour la première fois qu'il était témoin des honneurs rendus à une femme, à une femme illustrée seulement par les dons ducénie: son char de victoire n€ coûtait de larmes ii personne, et nul regret, comme nulle crainte, n'empê- chait d'admirer les plus beaux dons de la nature, rimagination, le senti- ment et la pensée.
Oswald était tellement absorbé dans ses réflexions, des idées si nouvelles roccu})aient, qu'il ne remarqua point les lieux antiques et ctlèbres à travers lesquels passait le char de Corinne ; c'est au pied de l'escalier qui conduit au Capitole que ce char s'arrêta, et dans ce moment tous les amis de Co- rinne se précipitèrent pour lui offrir la main. Elle choisit celle du i)rince
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Castel-Forte, le grand seigneur romain le plus estimé par son esprit et son ca- ractère; chacun approuva le choix de Corinne ; elle monta cet escalier da Capitole, dont l'imposante majesté semblait accueillir avec bienveillance les pas légers d'une femme. La mu- sique se fit entendre avec un nouvel éclat au moment de l'arrivée de Co- rinne, le canon retentit, et la Sybille triomphante entra dans le palais pré- paré pour la recevoir.
Au fond de la salle dans laquelle elle fut reçue, était placé le sénateur qni devait la cov.ronner et les conservateurs du sénat: d'un côté tous les cardinaux et les femmes les plus distinguées- du pays, de l'autre les hommes de lettres de l'académie d<3 Rome; à l'extrémité opposée, la salle était occupée par une partie de la foule immense qui avait suivi Corinne. La chaise destinée pour elle était sur un gradin inférieur à celui du sénateur. Corinne, avant de s'y c6
60 CORINNE OU l' ITALIE,
placer, devait, selon l'usage, en pré- sence de cette auguste assemblée^ mettre un genou en terre sur le premier degré. Elle le nt avec tant de noblesse et de modestie, de douceur et de di- gnité, que lord Nevil sentit en ce mo- ment ses yeux mouillés de larmes; il s'étonna lui-même de son attendrisse- ment; mais au milieu de tout cet éclat, de tous ces succès, il- hii semblait que Corinne avait imploré, par ses regards^ la protection d'un ami, protection dont jamais une femme, quelque supérieure qu'elle soit, ne peut se passer; et il pensait en lui-même qu'il serait doux d'être l'appui de celle à qui sa sensi- lilité seule rendrait cet appui néces- saire.
Dès que Corinne fut assise, les poètes romains commencèrent à lire les son- nets et les odes qu'ils avaient composés pour elle. Tous l'exaltaient jusques aux cieux ; mais ils lui donnaient des louanges qui ne la caractérisaient pas
CORINNE OU l'iTALIE. Gt
plus qu'une autre femme d'un génie supérieur. C'était une agréable ré- union d'images et d'allusions à la mythologie, qu'on aurait pu, depuis Sapho jusqu'à nos jours, adresser de siècle en siècle à toutes les femmes que leurs talens littéraires ont illustrées.
Déjà lord Nelvil souffrait de cette manière de louer Corinne; il lui semblait déjà qu'en la regardant il aurait fait à l'instant même un portrait d'elle plus vrai, plus juste, plus détaillé, un portrait enfin qui ne pût convenir qu'à Corinne.
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CHAPITRE II.
Le prince Castel-Forte prit la parole, et ce qu'il dit sur Corinne attira l'at- tention de toute l'assemblée. C'était un homme de cinquante ans qui avait dans ses discours et dans son maintien beau- coup de mesure et de dignité ; son âge et l'assurance qu'on ayait donnée à lord Nelvil, qu'il n'était que l'ami de Co- rinne, lui inspirèrent un intérêt sans mélange pour le portrait qu'il fit d'elle. Oswald, sans ces motifs des sécurité, se serait déjà senti capable d'un mouve- ment confus de jalousie.
Le prince Castel-Forte lut quelques pages en prose, sans prétention, mais si ngulièrement propres à faire connaître Corinne. Il indiqua d'abord le mérite particulier des ouvrages; il dit que
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ce mcrite consistait en partie dans l'é- tude approfondie qu'elle avait faite des littératures étrangères ; elle savait unir au plus haut dtgré Ti m agi nation > les tableaux, la vie brillante du midi, et cette connaissance, cette obsei-va- tion du cœur humain qui semble le partage des pays où les objets exté- rieurs excitent moins l'intérêt.
Il vanta la gnàce^et la ga,ieté de Co^ rinne, cette gaieté qui ne tenait en riea Kl j à la moquerie, mais seulement à la vi- vacité de l'esprit, à la fraîcheur de L'iiTiagination : il essaya de louer sa serv- sibilité ; mais on pouvait aisément de- viner qu'un regret personnel se mêlait, à ce qu'il en disait. 11 se plaignit de la difficulté qu'éprouvait une femme su~ périeure à rencontrer l'objet dont elle s'est fait une image idéale, une image revêtue de tous les dons que le cœur et le géniepeuvent souhaiter. Il se com^ ' plut cependant à peindre la sensibilité passionnée qui inspirait la poésie de
64 CORINNE OU L*rTALIE.
Corinne et l'art qu'elle avait de saisir des rapports touchans entre les beautés de la nature et les impressions les plus intimes de l'ame. Il releva l'originalité des expressions de Corinne, de ces ex- pressions qui naissaient toutes de son caractère et de sa manière de sentir,, sans que jamais aucune nuance d'affec- tation pût altérer un genre de charme non-seulement naturel, mais involon- taire.
Il parla de son éloquence comme d'une force toute-puissante qui devait d'autant plus entraîner ceux qui l'écou- taient, qu*ils avaient en eux-même» plus d'esprit et de sensibilité véritables. " Corinne, dit-il, est sans doute la ** femme la plus célèbre de notre pays, ** et cependant ses amis seuls peuvent " la peindre; car les qualités de l'ame, *' quand elles sont vraies, ont toujours " besoin d'être devinées : l'éclat aussi- " bien que l'obscurité peut empêcher ** de les reconnaître, si quelque sym-
CORIîJKE OU L*ITALIE. 65
*' pathie n'aide pas à les pénétrer.'* Il s'étendit sur son talent d'improviser, qui ne ressemblait en rien à ce qu'oii est convenu d'appeler de ce nom en Italie. " Ce n'est pas seulement, con- " tinua-t-il, à la fécondité de son " esprit qu'il faut l'attribuer, mais à " réjnotieftprofande qu'excitent en elle *^ toutes les pensées généreuses ; elle " ne peut prononcer un mot qui les " rappelle, sans que l'inépuisable source " des sentimens et des idées, l'enthou- " siasme, ne l'anime et ne l'inspire." Le prince Castel Forte fit sentir aussi le charme d'un style toujours pur, tou- jours harmonieux. " La poésie de Co- " rinne, ajouta t il, est une mélodie " intellectuelle qui seule peut expri- " mer le charme des impressions le» *' j)lus fug^itives et les plus délicates." Il vanta l'entretien de Corinne : on sentait qu'il en avait goûté les délices. *' L'imagination et la simplicité, lajus- *' tesse et l'exaltation, la force et la.
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6(y CORINNE ou L'ITALIE.
" douceur ^e réuniasent, disait il, dans " une mcme personne, pour varier à " chaque instant tous les plaisirs de ^' l'esprit î on peut lui appliquer ce " charmant vers de Pétrarque :
Il parlar cho neU'anlma si sente (a).
" et je lui crois quelque chose de cette " grâce tant vant<îe, de ce charme " oriental que les anciens attribuaient " à Cléopâtre.
** Les lieux que j'ai parcourus avec " elle, ajouta le prince Castel-Forte, " la musique que nous ivcns entendue " ensemble, les tableaux qu'elle m'a " fait voir, les livres qu'elle m'a fait " comprendre, composent l'univers de " mon imagination. Il y a dans tous " ces objets une étincelle de sa vie ; et *' s'il me fallait exister loin d'elle, je " voudrais au moins m'en entourer.
(a) Le ]ang:>ge qu'on sent au fond de l'ame.
CORINNE t)U L'ITALIË. 6"^
'* certain que je serais de ne retrouver " nulle part cette trace de feu, cette " trace d'elle enfin qu'elle y a laissée. " Oui, continua-t-il(et dans ce moment ''ses yeux tombèrent par hasard sur *' Oswald), voyez Corinne, si vou§ " pouvez passer votre vie avec elle, si " cette double existence qu'elle vous " donnera peut vous être long temj)s " assurée ; mais ne la voyez pas, si " vous êtes condamné à la quitter : " vous chercheriez en vain, tant que " vous vivriez, cette ame créatrice qui " partageait et multipliait vos senti- . " mens et vos pensées, vous ne la re-j/' " trouveriez jamais." - --^1
Oswald tressaillit à ces paroles ; ses yeux se fixèrent sur Corinne, qui les écoutait avec une émotion que Tamour- propre ne faisait pas naître, mais qui tenait à des sentimens plus aimables et plus touchans. Le prince Castel- Forte reprit son discours, qu'un mo- ment d'attendrissement lui avait fait
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suspendre; il parla du talent de Co- rinne pour la peinture, pour la musi- que, pour la déclamation, pour la danse : il dit que dans tous ces talens, c'était toujours Corinne ne s'astrei- gnant point à telle manière, à telle rè- gle, mais exprimant dans des lan gages variés la même puissance d'ima- |\ l gi nation, le même enchantement des beaux arts sous leurs diverses formes^. *' Je ne me flatte pas, dit en termi- ** nant le prince Castel Forte, d'a- *' voir pu peindre une personne dont ** il est impossible d'avoir l'idée quand ** on ne l'a pas entendue ; mais sa pré- " sence est pour nous à Rome comme ** l'un des bienfaits de notre ciel bril- " tant, de notre nature inspirée. Co- '^ rinne est le lien de ses amis entre " eux; elle est le mouvement, 1" intérêt " de notre vie ; nous comptons sur sa " bonté ; nous sommes fiers de son *' génie ; nous disons aux étrangers : — ** j:egardez-la, c'est l'image de notre
CORINNE OU L'ITALIE. %
^' belle Italie ; elle est ce que nous *^ serions sans l'ignorance, l'envie, la " discorde et l'indolence auxquelles " notre sort nous a condamnés ; — " nous nous plaisons à la contempler " comme une admirable production " de notre climat, de nos beaux arts, " comme un rejeton du passé, comme " une prophétie de l'avenir; et quand " les étrangers insultent à ce pays d'où " sont sorties les lumières qui ont " éclairé l'Europe ; quand ils sont sans " pitié pour nos torts qui naissent de ** nos malheurs, nous leur disons : — "regardez Corinne; -oui, nous sui- '^ vrions ses traces, nous serions hom- " mes comme elle est femme, si les " hommes pouvaient comme les fem- " mes se créer un monde dans leur " propre cœur, et si notre génie, né- " cessairement dépendant des relations " sociales et des circonstances exté- ** rieures, pouvait s'allumer tout entier " au seul flambeau de la poésie.
)[0} CORINNE OU L'iTALIE.
Au moment où le prince Castel- Forte cessa de parler, des applaudisse- mens unanimes se firent entendre; et quoiqu'il y eût dans la fin de son dis- cours un blâme indirect de l'état actuel des Italiens, tous les grands de l'état l'approuvèrent: tant il est vrai qu'on trouve en Italie cette sorte de libéralité qui ne porte pas à clianger les insti- tutions, mais fait pardonner, dans les esprits supérieurs, une opposition tran- quille aux préjugés existans. , La réputation du prince Castel- Forte était très-grande à Rome. Il par- lait avec une sagacité rare; et c'était un don remarquable dans un pays où l'on met encore plus d'esprit dans sa conduite que dans ses discours. Il n'avait pas dans les affaires l'habileté qui distingue souvent, les Italiens; mais il se plaisait à penser, et ne crai- gnait pas la fatigue de la méditation. Les heureux habitans du midi se refu- sent quelquefois à cette fatigue, et se
CORINNE OU L'ITALIE. ^L
flattent de tout deviner par l'imag^iiia- \ v "^ tion, comme leur féconde terre donne des fruits sans culture, à l'aide seule- ment de la faveur du ciel.
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72 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE IIÏ.
Corinne se leva lorsque le prince Castel -Forte eut cessé de parler ; elle le remercia par une inclination de tête si noble et si douce, qu'on y sentait tout à la fois et la modestie et la joie bien naturelle d'avoir été louée selon son cœur. Il était d'usage que le poète couronné au Capitole improvisât ou récitât une pièce de vers avant que l'on posât sur sa tête les lauriers qui lui étaient destinés. Corinne se fit apporter sa lyre, instrument de son choix, qui ressemblait beaucoup à la harpe, mais était cependant plus antique par la forme, et plus simple dans les sons. En l'accordant, elle fut d'abord saisie d'un grand sentiment de timidité ; et ce fut avec une voix tremblante qu'elle
CORINNE OU L'ITALIE. 73
demanda le sujet qui lui était imposé. — La gloire et le bonheur de t Italie ! s'écria-t-on autour d'elle, d'une voix unanime. Eh bien, oui, reprit-elle déjà saisie, déjà soutenue par son talent, la gloire et le bonheur de V Ita- lie'. Et se sentant animée par l'amour de son pays, elle se fit entendre dans des vers pleins de charmes, dont la prose ne peut donner qu'une idée bien imparfaite.
IMPROVISATION DE CORINNE AU CAPITOLE.
'^ Italie, empire du Soleil ; Italie ; *' maîtresse du monde ; Italie, berceau '^ des lettres, je te salue. Combien de *' fois la race humaine te fut soumise ! " tributaire de tes armes, de tes beaux *' arts et de ton ciel.
" Un dieu quitta l'Olympe pour se *' réfugier en Ausonie ; l'aspect de ce
TOME I. D
74 CORINNE OU L'ITALIE.
" pays fit rêver les vertus de l'âge d'of, *' et rhomme y parut trop heureux *' pour l'y supposer coupable.
*' Rome conquit l'univers par son " génie, et fut reine par la liberté. Le *' caractère romain s'imprima sur le *' monde ; et l'invasion des barbares, *' en détruisant l'Italie, obscurcit l'uni- " vers entier.
*' L'Italie reparut avec les divins " trésors que les Grecs fugitifs rappor- *' tèrent dans son sein ; le ciel lui révéla *' ses lois; l'audace de ses enfans dé- *' couvrit un nouvel hémisphère ; elle ** fut reine encore par le sceptre de " la pensée, mais ce sceptre de lauriers *' ne fit que des ingrats.
" L'imagination lui rendit l'univers *^ qu'elle avait perdu. Les peintres, les " poètes, enfantèrent pour elle une " terre, un Olympe, des enfers et des
CORINNE au L'ITALIE. 7 5
''cieux; et le feu qui l'anime, mieux '^ gardé par son génie que par le dieu *' des païens, ne trouva point dans *' l'Europe un Prométhée qui le ravit
" Pourquoi suis-je au Capitole ? *' pourquoi mon humble front va-t-il " recevoir la couronne que Pétrarque *' a portée, et qui reste suspendue au " cyprès funèbre du Tasse? pourquoi, " si vous n'aimiez assez la gloire, ô mes *' concitoyens, pour récompenser son *' culte autant que ses succès.
" Eh bien, si vous l'aimez cette *' gloire, qui choisit trop souvent ses *' victimes parmi les vainqueurs qu'elle *' a couronnés, pensez avec orgueil à *' ces siècles qui virent la renaissance ", des arts. Le Dante, l'Homère des " temps modernes, poète sacré de nos " mystères religieux, héros de la pen- *' sée, plongea son génie dans le Styx " pour aborder à l'enfer, et son ame D 2
76 CORINNE OU L'ITALIE.
" fut profonde comme les abîmes qu'il " a décrits.
*' L'talie, aux jours de sa puissance, *• revit tout entière dans Le Dante. " Animé par l'esprit des républiques, " guerrier aussi-bien que poète, il ** souffle la flamme des actions parmi ** les morts, et ses ombres ont une vie '* plus forte que lesvivans d'ici-bas.
" Les souvenirs de la terre les pour- *' suivent encore; leurs passions sans " but s'acharnent à leur cœur ; elles s'a- " gitent sur le passé, qui leur semble ** encore moins irrévocable que leur " éternel avenir.
** On dirait que Le Dante, banni de •' son pays, a transporté dans les ré- " gions imaginaires les peines qui le " dévoraient. Ses ombres demandent •* sans cesse des nouvelles de l'exis- " tence, comme le poète lui-même
CORINNE OU l'iTALIE. 77
* ' s' informe de sa patrie, et l'enfer s' offre *' à lui sous les couleurs de l'exil.
*' Tout à ses yenx se revêt du cos- " tume de Florence. Les morts antiques ** qu'il évoque semblent renaître aussi " Toscans que lui ; ce ne sont point les *' bornes de son esprit, c'est la force " de son ame qui fait entrer l'univers " dans le cercle de sa pensée.
* * Un enchaînement mystique de cer- " clesetdesplièresle conduit de l'enfer " au purgatoire, du purgatoire au pa- *' radis ; historien fidèle de sa vision, *' il inonde de clarté les régions les plus " obscures, et le monde qu'il crée dans *' son triple poème est complet, animé, " brillant comme une planète nouvelle *' aperçue dans le firmament.
" A sa voix tout sur la terre se •'change en poésie; les objets, les ** idées^ les lois, les phénomènes, sem- d3
:v
5^8 CORINNE OU L'ITALIE.
" bîent lîti novel Olympe de noa- " velles divinités; mais cette mytho- " logie de l'imagination s'anéantit, *' comme le paganisme, à l'aspect du *' paradis, de cet océan tie lumières, " étincelant de rayons et d'étoiles, de "' vertus^t d'amour.
" Les magiques paroles de fâotre ' plus gmnd poète sont le prisme de
* l'univers ; toutes ses merveilles s'y
* réfléchissent, s'y divisent, s'y re-
* composent; les sons imitent les cou- ' leurs, les couleurs se fondent en har- ' monie ; la rime, sonore ou bizarre,
* rapide ou prolongée, est inspirée par ' cette divination poétique, beauté su-
* préme de l'art, triomphe du génie, ' qui découvre dans la nature tous les
* secrets en relation avec le cœur de ■^ l'homme.
" Le Dante espérait de son poème ** la fin de son exil; il comptait sur la
CORINNE OU L'ITALIE. 79
'* renommée pour médiateur ; mais il " mourut trop tôt pour recueillir les ** palmes de la patrie. Souvent la vie ■" passagère de Thomme s'use dans les " revers ; et si la gloire triomphe, si *' l'on aborde enfin sur une plage plus ' heureuse, la tombe s'ouvre derrière '' le port, et le destin à mille formes " annonce souvent la fin de la vie par '^ le retour du bonheur.
*' Ainsi le Tasse, infortuné, que vos hommages, Romains, devaient consoler de tant d'injustices, beau, sensible, chevaleresque, rêvant les exploits, éprouvant l'amour qu'il chantait, s'approcha de ces murs, comme ses héros, de Jérusalem, avec respect et reconnaissance. Mais la veille du jour choisi pour le cou- ronner, la mort l'a réclamé pour sa terrible fête : le ciel est jaloux de la terre, et rappelle ses favoris des rives trompeuîses du temps. D4
80 CORINNE OU l'ITAUÊ.
" Dans un siècle plus fier et plus " libre que celui du Tasse, Pétrarque *' fut aussi comme Le Dante le poète ** valeureux de l'indépendance ita- *' lienne. Ailleurs, on ne connaît de. " lui que ses amours, ici des souvenirs *' plus sévères honorent à jamais son *' nom ; et la patrie l'inspira mieux que *' Laure elle-même.
" Il ranima l'antiquité par ses veilles, '' et loin que son imagination mîtobs- " tacle aux études les plus profondes, " cette puissance créatrice, en lui ** soumettant l'avenir, lui révéla les se- *• crets des siècles passés. Il éprouva " que connaître sert beaucoup pour " inventer, et son génie fut d'autant *' plus original, que, semblable aux *' forces étemelles, il sut être présent " ù tous les temps.
" Notre air serein, notre climat riant " ont inspiré TArioste. C'est l'arc-en-
CORINNE OU l' ITALIE. 81
" ciel qui parut après nos longues *' guerres : brillant et varié comme ce " messager du beau temps, il semble " se jouer familièrement avec la vie ; " sa gaieté légère et douce est le sou- " rire de la nature^ et non pas l'ironie " de l'homme.
*' Michel-Ange, Raphaël, Pergolèse, " Galilée, et vous intrépides voyageurs, " avides de nouvelles contrées, bien " que la nature ne pût vous offrir rien " de plus beau que la vôtre! joignez " aussi votre gloire à celle des poètes, " Artistes, savans, philosophes, vous ** êtes comme eux enfans de ce soleil " qui tour à tour développe l'imagina- *' tion, concentre la pensée, excite " le courage, endort dans le bonheur, *' et semble tout promettre ou tout *' faire oublier.
'' Connaissez-vous cette terre où les " orangers fleurissent, que les rayons D 5
82 CORINNE OU l'iTALIE.
" des cieux fécondent avec amour? " Avez-vous entendu les sons mélo- " dieux qui célèbrent la douceur des " nuits? Avez-vous respiré ces par- " fums, luxe de l'air déjà si pur et si '* doux ? Répondez, étrangers, la na- " ture est-elle chez vous belle et bien- " faisante ?
" Ailleurs, quand des calamités so- " ciales affligent un pays, les peuples " doivent s'y croire abandonnés par la " divinité ; mais ici nous sentons tou- " jours la protection du ciel, nous *' voyons qu'il s'intéresse à l'homme, "et qu'il a daigné le traiter comme " utie noble créature.
"Ce n*estpas seulement de pampres •* et d'épis que notre nature est parée, ^ mats elle prodigue sous les pas de " l'homme, comme à la fête d'un soù- ** verain, une abondance de fleurs et ^ de plantes inutiles qui, destinées à " plaire, ne s'abaissent point à servir.
CORINNE OU l'ITALIE. 83
" Les plaisirs délicats ' soignés par la nature sont goûtés par une nation digne de les sentir; les mets les plus simples lui suffisent, elle ne s'enivre point aux fontaines des vins que l'a- bondance lui prépare: elle aime son soleil, ses beaux-arts, ses monu- mens, sa contrée tout à la fois an- tique et printanière; les plaisirs raf- finés d'une société brillante, les plai- sirs grossiers d'un peuple avide ne sont pas faits pour elle,
" Ici les sensations se confondent ' avec les idées, la vie se puise tout ' entière à la même source, et l'ame ' comme l'air occupe les confins de la ' t^rre et du ciel. Ici le génie se sent ' à l'aise, parce que la rêverie y est
* douce; s'il agite, elle calme; s'il re- ' grette un but, elle lui fait don de ' mille chimères ; si les hommes l'op- ' priment, la nature est là pour l'ac -
* cueillir.
84 CORINNE OU L ITALIE.
*' Ainsi, toujours elle répare, et sa *' main secourable guérit toutes les *' blessures. Ici l'on se console des *' peines même du cœur, en adnairant *' un dieu de bonté, en pénétrant le " secret de son amour, non par nos ^ *' jours passagers, mystérieux avant- *' coureurs de l'éternité, mais dans le *' sein fécond et majestueux de Tim- " mortel univers."
Corinne fut interrompue pendant quelques momens par les applaudisse- mens lesplusimpétueux. Le seul Os- wald ne se mêla point aux transports bruyans qui l'entouraient. II avait penché sa tête sur sa main lorsque Co- rinne avait dit: Ici l'on se console des peines même du cœur ; et depuis lors il ne l'avait point relevée. Corinne le remarqua, et bientôt à ses traits, à la couleur de ses cheveux, à son costume, à sa taille élevée, à toutes ses manières enfin, elle le reconnut pour un Anglais.
CORINNE OU l' ITALIE. 85
Le deuil qu'il portait, et sa physionomie pleine de tristesse la frappèrent. Son re- gard alors attaché sur elle semblait lui faire doucement des reproches; elle de- vina les pensées qui l'occupaient, et se sentit le besoin de le satisfaire en par- lant du bonheur avec moins d'assu- rance, en consacrant à la mort quelques vers au milieu d'une fête. Elle reprit donc sa lyre dans ce dessein, fit rentrer dans le silence toute l'assemblée par les sons touchans et prolongés qu'elle tira de son instrument, et recommença ainsi:
*' Il est des peines cependant que " notre ciel consolateur ne saurait effa- •* cer; mais dans quel séjour les regrets " peuvent-ils porter à l'ame une im- " pression plus douce et plus noble " que dans ces lieux !
"Ailleurs les vi vans trouvent à peine '^ assez de place pour leurs rapides ** courses et leurs ardens désirs ; ici
86 CORINNE OU L'ITALIE.
" les ruines, les déserts, les palais in- " habités, laissent aux ombres un " vaste espace. Rome maintenant *' n'est-elle pas la patrie des tom- *' beaux!
" Le Colisëe, les obélisques, toutes *' îesmerveillesquidufond deTEgypte ** et de la Grèce, de l'extrémité des ^' siècles, depuis Romulus jusqu'à ** Léon X., se sont réunies ici, comme " la grandeur attirait la grandeur, et ** qu'un jnême lieu dût renfermer tout " ce que l'homme a pu mettre à l'abri " du temps, toutes ces merveilles sont ** consacrées aux monumens funèbres. " Notre indolente vie est à peine aper- ** çue, le silence des vivans est un hom- *' mage pour les morts, ils durent et *' nous passons.
" Eux sçuls sont honorés, eux seuls " Sont encore célèbres; nos destinées " obscures relèvent l'éclat de nos an- *' cêtres, notre existence actueUe ne
CORINNE OU l'iTALIE. Bf
*' laisse debout que le passé, il ne se " fait aucun bruit autour des souve- ' nirs! Tous nos chefs-d'œuvre sont " ^ouvrage de ceux qui ne sont plus, '* et le génie lui-même est compté " parmi les illustres morts.
" Peut-être un des charmes secrets *' de Rome est-il de réconcilier l'ima- " gination avec le long sommeil. On « s'y résigne pour soi, l'on en souffre " moins pour ce qu'on aime. Lespeu- " pte. du midi se représentent la fin *^ de la vie sous des couleurs moins ** sombres que les habitans du nord. '* Le soleil comme la gloire réhausse *' même la tombe.
^ I "Le froid et l'isolement du sépulcre »v P' sous ce beau ciel, à côté de tant d'ur- " nés funéraires, poursuivent moins " les esprits effrayés. . On se croit at- «' tendu par la foule des ombres, et, ** de notre ville solitaire à la vilie sou-
88 CORINNE OU L'ITALIE.
" terraine, la transition semble assez " douce.
'' Ainsi la pointe de la douleur est " émoussée^ non que le cœur soit " blasé, non que l'ame soit aride, mais " une harmonie plus parfaite, un air " plus odoriférant, se mêlent à l'exis- *' tence. On s'abandonne à la nature " avec moins de crainte, à la nature " dont le créateur a dit: Les lis ne tra- " vaillent ni ne filent, et cependant " quels vêtemens de rois pourraient '< égaler la magnificence dont j'ai re- *' vêtu ces fleurs 1"
Oswald fut tellement ravi par ces dernières strophes, qu'il exprima son admiration par les témoignages les plus vifs ; et cette fois les transports des Italiens eux-mêmes n'égalèrent pas les siens. Enefiet, c'était à lui plus qu'aux Romains que la seconde improvisation de Corinne était destinée.
CORINNE OU l'iTALIE. 89
La plupart des Italiens ont, en lisant les vers, une sorte de chant monotone, appelé cantîlene, qui détruit toute émotion (3). C'est en vain que les pa- roles sont diverses, l'impression reste la même, v^^sque Taccent, qui est encore plus intime que les paroles, ne change presque point. Mais Corinne récitait avec une variété de tons qui ne détruisait pas le charme soutenu de l'harmonie ; c'étaient com me des airs différens joués tous pai^ un instrument céleste.
Le son de voix touchant et sensible de Corinne, en faisant entendre cette langue italienne si pompeuse et si so- nore, produisit sur Oswald une im- pression tout à fait nouvelle. La proso- die anglaise est uniforme et voilée ; ses- beautés naturelles sont toutes mélan-: coliques ; les nuages ont formé ses cou- leurs, et le bruit des vagues sa modu- lation ; mais quand ces paroles ita- liennes, brillantes comme un jour de\
90 CORIN'NE OU L'iTALfE.
fête, retentissantes comme les instru- rtiens de victoire que l'on a comparés à i'écarlate parmi les couleurs ; quand ces paroles, encore tout empreintes des " joies qu'un beau climat répand dans tous les cœurs, sont prrnoncées par une voie ému€, leur éclat adouci, leur force concentrée, fait éprouver un at* tendi'issement aussi vif qu'imprévu. L'intention de la nature semble trom- pée, ses bienfaits inutiles, ses offres re- poussées, et l'expression de la peine, au milieu de tant dej oui ssances, étonne et touche plus profondément que la douleur chantée dans les langues du nord qui semblent inspirées par elle.
CORINNE ÙV t'iTALIE. ^ï
CHAPITRE IV.
Le sénateur prit la couronne de myrte et de laurier qu'il devait placer sur la tête de Corinne. Elle détacha le schall qui entourait son front, et tous ses che- veux, d'un noir d'ébène, tombèrent en boucles sur ses épaules. Elle s'a- vança la tête nue, le regard animé par un sentiment de plaisir et de reconnais- sance qu'elle ne cherchait point à dis- simuler. Elle se remit une seconde fois à genoux pour recevoir la couronne, mais elle paraissait moins troublée et tnoins tremblante que la première fois ; elle venait de parler, elle venait de remplir son ame des plus nobles pen- sées, l'enthousiasme l'emportait sur la timidité. Ce n'était plus une femme craintive, mais une prêtresse inspirée
92 CORINNE OU l'iTALIE.
qui se consacrait avec joie au culte du génie.
(^uand la couronne fut placée sur la tête de Corinne, tous les instrumens se firent entendre, et jouèrent ces airs triomphans qui exaltent l'ame d'une manière si puissante et si sublime. Le bruit des timbales et des fanfares émut de nouveau Corinne ; ses yeux se rem- plirent de larmes, elle s'assit un mo- ment, et couvrit son visage de son mouchoir. Osvvald, vivement touché, sortit de la foule, et fit quelques pas pour lui parler, mais un invincible em- barras le retint. Corinne le regarda quelque temps, en prenant garde néan- moins qu'il ne remarquât qu'elle faisait attention à lui; mais lorsque le prince Caste] -Forte vint prendre sa main pour l'accompagner du Capitole à son char, elle se laissa conduire avec distraction, et retourna la tête plusieurs fois, sous divers prétextes, pour revoir Oswald.
Il la suivit ; et, dans le moment où
CORINNE OU L'ITALIE. 93
elle descendait l'escalier, accompagnée de son cortège, elle fit un mouvement en arrière pour l'apercevoir encore: ce mouvement fit tomber sa couronne. Oswald se hâta de la relever, et lui dit en la lui rendant quelques mots en italien, qui signifiaient que les humbles mortels mettaient aux pieds des dieux la couronne qu'ils n'osaient placer sur leurs têtes (4. Corinne remercia lord Ne! vil, en anglais, avec ce pur accent national, ce pur accent insulaire qui presque jamais ne peut être imité sur le continent. i^vL^l fut l'étonnement d'Oswald en l'entendant ! Il resta d'a- bord immobile à sa place, et se sentant troublé, il s'appuya sur un des lions de basalte qui sont au pied de l'escalier du Capitole. Corinne le considéra de nou- veau, vivement frappée de son émo- tion; mais on l'entraîna vers son char, et toute la foule disparut long-temps avant qu'Osvvald eût retrouvé sa force et sa présence d'esprit.
94 CORINNE OU l' ITALIE.
Corinne jusqu'alors l'avait enchanté comme la plus charmante des étran- gères, comme l'une des merveilles du pays qu'il voulait parcourir; mais cet accent anglais lui rappelait tous les souvenirs de sa patrie, cet accent na- turalisait pour lui tous les charmes de Corinne. Etait-elle Anglaise? avait-elle passé plusieurs années de sa vie en Angleterre? Il ne pouvait le deviner; mais il était impossible que l'étude seule apprît à parler ainsi, il fallait que Corinne et lord Nelvil eussent vécu <lans le même pays. Qui sait si leurs familles n'étaient pas en relation en- semble? Peut-être même l'avait-il vue dans son enfance ! On a souvent dans le cœur je ne sais quelle image innée de ce qu'on aime, qui pourrait per- suadei- qu'on reconnaît l'objet que l'on voit pour la première fois.
Oswald avait beaucoup de préventions contre les Italiennes; il les croyait pas- sionnées, mais .mobiles, mais incapa-
CORINNE OU L'ITALIE. 95
bles d'éprouver des affections profondes et durables. Déjà ce que Corinne avait dit au Capitole lui avait inspiré toute une autre idée; que serait-ce donc s'il pouvait à la fois retrouver les souve- nirs de sa patrie, et recevoir par l'ima- gination une vie nouvelle, renaître pour l'avenir sans rompre avec le passé!
Au milieu de ses rêveries, Oswald se trouva sur le pont Saint-Ange, qui conduit au château du même nom, ou plutôt au tombeau d'Adrien, dont on a fait une forteresse. Le silence dû lieu, les pâles ondes du Tibre, les rayons de la lune qui éclairaient les statues placées sur le pont, et faisaient de ces statues comme des ombres blan- ches regardant fixement couler et les flots et le temps qui ne les concer- nent plus ; tous ces objets le rame- nèrent à ses idées habituelles. Il mit la main sur sa poitrine, et sentit le portrait de son père qu'il y portait toujours, il l'en détacha pour le consi-
96 CORINNE OU l'Italie.
dérer, et le moment de bonheur qu'il venait d'éprouver, et la cause de ce bonheur ne lui rappelèrent que trop le sentiment qui l'avait rendu jadis si coupable envers son père ; cette ré- flexion renouvela ses remords.
— Eternel souvenir de ma vie, s'é- cria-t-il, ami trop offensé et pour- tant si généreux ! Aurais -je pu croire que l'émotion du plaisir pût trouver sitôt accès dans mon ame ? Ce n'est pas toi, le meilleur et le plus indulgent des hommes, ce n'est pas toi qui me le reproches ; tu veux que je sois heu- reux, tu le veux encore malgré mes fautes: maispuissé-jedu moins ne pas méconnaître ta voix si tu me parles du haut du ciel, comme je l'ai méconnue sur ia terre !
LIVRE iir.
CORINNE
CHAPITRE PREMIER.
Le comte d'Erfeuil avait assisté à la fête du Capitole, il vint le lendemain chez lord Nelvil et lui dit : — Mon cher Oswald, voulez -vous que je vous mène ce soir chez Corinne ? Com- ment, interrompit vivement Oswald, est-ce que vous la connaissez ? Non, répondit le comte d'Erfeuil, mais une personne aussi célèbre est toujours flattée qu'on désire de la voir, et je lui ai écrit ce matin pour lui deman- der la permission d'aller chez elle ce soir avec vous. J'aurais souhaité, répondit Oswald en rougissant, que vous ne m'eussiez pas ainsi nommé sans mon consentement. Sachez moi
TOME I. E
98 CORINNE OU l'iTALIE.
gré, reprit le comte d'Erfeuil, de vous avoir épargné quelques formalités en- nuyeuses : au lieu d'aller chez un am- bassadeur, qui vous auroit mené chez un cardinal, qui vous aurait conduit chez un femme, qui vous aurait in- troduit chez Corinne, je vous présente, vous me présentez, et nous serons très- bien reçus tous les deux.
J'ai moins de confiance que vous, et sans doute avec raison, reprit lord Nelvil, je crains que cette demande précipitée n'ait pu déplaire à Corinne. Pas du tout, je vous assure, dit le comte d'Erfeuil, elle a trop d'esprit pour cela et sa réponse est très-polie. Comment, elle vous a répondu, re- prit lord Nelvil, et que vous a-t-elle donc dit, mon cher comte ? Ah, mon cher comte, dit en riant M. d'Erfeuil, vous vous adoucissez donc depuis que vous savez que Corinne m'a répondu ; mais enfin je vous aune et tout estpar- donné. Je vous avouerai donc modeste-
CORINNE OU l' ITALIE. 99
ment que dans mon billet j'avais parlé de moi plus que de vous, et que dans sa réponse il me semble qu'elle vous nomme le premier ; mais je ne suis ja- mais jaloux de mes amis. Assuré- ment, répondit lord Nelvil, je ne pense pas que ni vous ni moi nous puissions nous flatter de plaire à Corinne, et quant à moi, tout ce que je désire, c'est de jouir quelquefois de la société d'une personne aussi étonnante : à ce soir donc, puisque vous l'avez arrangé ainsi. Vous viendrez avec moi, dit le comte d'Erfeuil. Hé bien oui, ré- pondit lord Nelvil avec un embarras très-visible. Pourquoi donc, conti- nua le comte d'Erfeuil, pourquoi s'être tant plaint de ce que j'ai fait ? vous finissez comme j'ai commencé; mais^ fallait bien vous laisser l'honneur d'être plus réservé que moi, pourvu toute- fois que vous n'y perdissiez rien. C'est vraiment une charmante personne que f -Corinne, elle a de l'esprit et de lagrace ; E2
100 CORINNE OU l'iTALÎË.
je n'ai pas bien compris ce qu'elle di- sait, parce qu'elle parlait italien, mais à la voir je gagerais qu'elle sait très-bien \e français; nous en jugerons ce soir. Elle mène une vie singulière, elle est riche, jeune, libre, sans qu'on puisse savoir avec certitude si elle a des amans ou non. Il paraît certain néanmoins qu'à présent elle ne préfère personne; au reste, ajouta-t-il, il se peut qu'elle n'ait pas rencontré dans ce pays un homme digne d'elle, cela ne m'éton- nerait pas.
Le comte d'Erfeuil continua quel- que temps encore à discourir ainsi, sans que lord Nelvil l'interrompît. Il ne di- sait tien qui fût précisément inconve- nable, mais il froissait toujours les sen- timents délicats d'Oswald en parlant trop fort ou trop légèrement sur ce qui l'intéressait. Ilyadesménagemens que l'esprit même et l'usage du monde n'ap- prennent pas, et, sans manquer à la plus parfaite politesse, on blesse sou- vent le cœur.
CORINNE OU l' ITALIE. 101
LordNelvil futtrès-agité tout le jour en pensant à la visite du soir ; mais il écarta, tant qu'il le put, les réflexions qui le troublaient, et tâcha de se per- suader qu'il pouvait y avoir du plaisir dans un sentiment, sans que ce senti-, ment décidât du sort de la vie. Fausse sécurité î car l'ame ne reçoit aucun plai- sir de ce qu'elle reconnaît elle-même pour passager.
Lord Nelvil et le comte d'Erfèuil arrivèrent chez Corinne ; sa maison était placée dans le quartier des Trans- téverins, un peu au-delà du château Saint- Ange. La vue du Tibre embel- lissait cette maison, ornée dans l'inté- rieur avec l'élégance la plus parfaite. Le salon était décoré par les copies, en plâtre, des meilleures statues de l'Ita- lie, la Niobé; le Laocoon la Vénus de Médicis; le Gladiateur mourant; et dans le cabinet où se tenait Corinne, l'on voyait des instrumens de musique, des livres; un ameublement simple, E 3
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mais commode, et seulement arrangé pour rendre la conversation facile et le cercle resserré. Corinne n'était point encore dans son cabinet lorsqu'Oswald arriva ; en l'attendant, il se promenait avec anxiété dans son appartement ; il y remarquait dans chaque détail, un mélange heureux de tout ce qu'il y a de plus agréable dans les trois nations française, anglaise et italienne ; le goût de la société, Tamour des lettres, et le sentiment des beaux arts.
Corinne enfin parut ; elle était vêtue sans aucune recherche, mais toujours pittoresqvrement. Elle avait dans ses cheveux des camées antiques, et por- tait à son cou un collier de corail. Sa politesse était noble et facile; en la voyant ainsi familièrement au milieu du cercle de ses amis, on retrouvait en elle la divinité du Capitole, bien qu'elle fût parfaitement simple et naturelleen tout. Elle salua d'abord le comte d'Erfeuil en regardant Oswald, et puis; comme
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si elle se fût repentie de cette espèce de fausseté, elle s'avança vers Osvvald ; et Ton put remarquer qu'en l'appelant lord Nelvil, ce nom semblait produire . un effet singulier sur elle, et deux fois elle 1« répéta d'une vôix émue, comme s'il lui retraçait de touchans souvenirs.
Enfin, elle dit en italien à lord Nel- vil quelques mots pleins de grâce sur l'obligeance qu'il lui avait témoignée la veille en relevant sa couronne. Oswald lui répondit en cherchant à lui expri- mer l'admiration qu'elle lui avait inspi- rée, et se plaignit avec douceur de ce qu'elle ne lui parlait pas en anglais. Vous suis-je, ajouta-t-il, plus étranger qu'hier? Non, assurément, lui ré- pondit Corinne; mais, quand on a comme moi parlé plusieurs années de sa vie deux ou trois langues différentes, l'une ou l'autre est inspirée par les sen- timens que l'on doit exprimer. Sû- rement, dit Oswald, l'anglais est votre
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langue naturelle, celle que vous parlez à vos amis, celle... Je suis Italienne, interrompit Corinne, pardonnez-moi, milord, mais il me semble que je re- trouve en vous cet orgueil national qui caractérise souvent vos compatriotes. Dans ce pays, nous sommes plus mo- destes, nous ne sommes ni contens de nous comme des Français, ni fiers de nous comme des Anglais. Un peu d'indulgence nous suffit de la part des étrano;ers ; et comme il nous est refusé depuis long-temps d'être une nation, nous avons le grand tort de manquer souvent, comme individus, de la di- gnité qui ne nous est pas permise comme peuple; mais quand vous con- naîtrez lesItaliens,vous verrez qu'ils ont dans leur caractère quelques traces de la grandeur antique, quelques traces rares, effacées, mais qui pourraient re- paraître dans des temps plus heureux. Je vous parlerai anglais quelquefois, Bias pas toujours; l'italien m'est cher:
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jfai beaucoup soufFert, dit-elle en sou*^ pirant, pour vivre en Italie.
Le comte d'Erfeuil fit des reproches aimables à Corinne de ce qu'elle l'ou- bliait tout à fait en s'exprimant dans des langues qu'il n'entendait pas. Belle Corinne, lui dit-il, de grâce, par- lez français,vous en êtes vraiment digne*; Corinne sourit à ce compliment, et se mit à parler français très-purement, très-facilement, mais avec l'accent an-, glais. Lord Nelvil et le comte d'Erfeuit s'en étonnèrent également; mais le. comte d'Erfeuil, qui croyait qu'on- pouvoit tout dire, pourvu que ce fût avec grâce, et qui s'imaginait que l'im- politesse consistait dans laforme, et non dans le fond, demanda, directement à. Corinne raison de cette singularité. , Elle fut d'abord un peu troublée de« cette interrogation subite, puis, repre- , nantses esprits, elle dit au comted'Er-. leuil.: Apparemment, monsieur, que, j'ai appris le français d'un Anglais. II. e5
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renouvela ses questions en riant, mais avec instance. Corinne s'embarrassa toujours plus, et lui dit enfin: Depuis quatre ans, monsieur, que je suis fixée à Rome, aucun de mes amis, aucun de ceux qui, j'en suis sûre, s'intéressent beaucoup à moi, ne m'ont interrogée sur ma destinée; ils ont compris d'a- bord qu'il m'était pénible d'en parler. Ces paroles mirent un terme aux ques- tions ducomted'Erfeuil; mais Corinne eut peur de l'avoir blessé, et comme il avait l'air d'être très-lié avec lord Nel- vil, elle craignit encore plus, sans vouloir s'en rendre raison, qu'il ne parlât d'elle désavantageusement à son ami, et elle se remit à prendre assez de soin pour lui plaire.
Le prince Castel-Forte arriva dans <*e moment, avec plusieurs Romains de ses amis et de ceux de Corinne. Cé- taient des hommes d'un esprit aimable et gai, très-bienveillans dans leurs formes, et si facilement animés par la
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conversation des autres, qu'on trou- vait un vif plaisir à leur parler, tant ils sentaient vivement ce qui méritait d'être senti. L'indolence des Italiens les porte à ne point montrer en société, ni souvent d'aucune manière, tout l'es- prit qu'ils ont. La plupart d'entre eux ne cultivent pas même dans la retraite les facultés intellectuelles que la nature leur a données ; mais ils jouissent avec transport de ce qui leur vient sans peine.
Corinne avait beaucoup de gaieté dans l'esprit Elle apercevait le ridicule avec la sagacité d'une Française, et le peignait avec l'imagination d'une Ita- lienne; mais elle mêlait à. tout un sen- timent débouté: on ne voyait jamais rien en elle de calculé ni d'iiostile; car en toute chose c'est la froideur qui offense, et l'imagination, au contraire, a presque toujours de la bonhomie.
Oswald trouvait Corinne pleine de grâce, et d'une grâce qui lui était toute E 6
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nouvelle. Une grande et terrible cir- constance de sa vie était attachée au souvenir d'une femme française très- aimable et très-spirituelle; mais Co- rinne ne lui ressemblait en rien: sa conversation était un mélange de tous les genres d'esprit, l'enthousiasme des beaux arts et la connaissance du monde, la finesse desidées et la profondeur des sentimens; enfin, tous les charmes de la vivacité et de la rapidité s'y faisaient remarquer, sans que pour cela ses pen- sées fussent jamais incomplètes, ni ses réflexions légères. Oswald était tout à la fois surpris et charmé, inquiet et entraîné l il ne comprenait pas com- ment une seule personne pouvait réu- nir tout ce que possédait Corinne ; il se demandait si le lien de tant de qua- lités presque opposées était l'inconsé- quence ou la supériorité ; si c'était à force de tout sentir, ou parce qu'elle oubliait tout successivement, qu'elle passait aixisi,presque dans un même ins-
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tant, de la mélancolie à la gaieté, de la profondeur à la grâce, de la conversa- tion la plus étonnante, et par les con- naissances et par les idées, à la coquet- terie d'une femme qui cherche à plaire et veut captiver ; mais il y avait dans cette coquetterie une noblesse si par- faite, qu'elle imposait autant de res- pect que la réserve la plus sévère.
Le prince Castel-Forte était très- occupé de Corinne, et tous les Italiens qui composaient sa société lui mon- traient un sentiment qui s'exprimait par les soins et les hommages les plus déli- cats et les plus assidus: le culte habituel dont ils l'entouraient répandait comme un air de fête sur tous les jours de sa vie. Corinne était heureuse dêtre ai- mée ; mais heureuse comme on l'est de vivre dans un climat doux, d'entendre des sons harmonieux, de ne recevoir enfin que des impressions agréables. Le sentiment profond et sérieux deTamour ne se peignait point sur son visage, où
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tout était exprimé par la physionomie la plus vive et la plus mobile. Osvvald la regardait en silence; sa présence animait Corinne et lui inspirait le désir d'être aimable. Cependant elle s'arrê- tait quelquefois dans les momens où sa conversation était la plus brillante,éton- née du calme extérieur d'Osvvald, ne sachant pas si elle avait réussi auprès de lui, ous'illa blâmait secrètement, et si ses idées anglaises lui permettaient d'applaudir à de tels succès dans une femme.
Osvvald était trop captivé par lés charmes de Corinne pour se rappeler alors ses anciennes opinions sur l'obs- curité qui convenait aux femmes ; mais il se demandait si l'on pouvait être aimé d'elle ; s'il était possible de concentrer en soi seul tant de myons ; enfin, il était à la fois ébloui et troublé : et bien qu'à son départ elle l'eût invité très- poliment à revenir la voir, il laissa passer tout un jour sans aller chez elle^
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éprouvant une sorte de terreur du sen- timent qui l'entraînait.
Quelquefois il comparait ce senti- ment nouveau avec l'erreur fatale des premiers momens de sa jeunesse, et re- poussait vivement ensuite cette compa-r raison ; car c'était l'art, et un art per- fide, qui l'avait subjugué, tandis qu'on ne pouvait douter de la vérité de Co- rinne. Son charme tenait-il de la magie ou de. l'inspiration poétique? était- ce Armide ou Sapho ? pouvait-on es- pérer de captiver jamais un génie doué\ de si brillantes ailes ? Il était impossi- 1 ble de le décider; mais au moins on sentait que ce n'était pas la société, que c'était plutôt le ciel même qui avait formé cet être extraordinaire, et que son esprit était aussi incapable d'imiter, que son caractère de feindre. Oh ! mon père, disait Oswald, si vous aviez connu Corinne, qii'auriez-vou» pensé d'elle ?
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CHAPITRE II.
JLe comte d'Erfeuil vint, selon sa cou- tume, le matin chez lord Nelvil ; et en lui reprochant de n'avoir pas été la veille chez Corinne, il lui dit -.— Vous auriez été bien heureux si vous y étiez venu. Hé pourquoi, reprit Oswald ? Parce que j'ai acquis hier la certi- tude que vous l'intéressez vivement. Kncore de la légèreté, interrompit lord Nelvil ! ne savez-vous donc pa» que je ne puis ni ne veux en avoir ? Vous appelez légèreté, dit le comte d'Erfeuil, la promptitude de mes ob- servations? Ai-je moins de raison, parce que j'ai raison plus vite ? Vous étiez tous faits ])our vivre dans cet, heureux temps des patriarches, oà l'homme avait cinq siècles de vie; on.
CORINKE OU L'ITALIE. 113
nous en a retranché au moins quatre, je vous en avertis. Soit, répondit Oswald; et ces observations si ra- pides que vous ont-elles fait découvrir? ^ue Corinne vous aime. Hier je suis arrivé chez elle : sans doute elle m'a très-bien reçu ; mais ses yeux étaient attachés sur la porte pour regarder si vous me suiviez. Elle a essayé un moment de parler d'autre chose ; mais comme c'est une personne très-vive et très-naturelle, elle m'a enfin demandé tout simplement pourquoi vous n'étiez pas venu avec moi. Je vous ai blâmé ; vous ne m'en voudrez pas : j'ai dit que vous étiez une créature sombre et bi- zarre : mais je vous épargne d'ailleurs tous les éloges que j'ai faits de vous.
Il est triste, m'a dit Corinne ; il a perdu sans doute une personne qui lui était chère. De qui porte-t-il le deuil? De son père, madame, lui ai-je dit, quoiqu'il y ait plus d'un an qu'il l'a perdu ; et comme la loi de la
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nature nous oblige tous à survivre à nos parens, j'imagine que quelqu autre motif secret est la cause de sa lone^ue et profonde mélancolie. Oh ! reprit Corinne, je suis bien loin de penser que des douleurs, en apparence sem- blables soient les même pour tous les hommes. Le père de votre ami et votre ami lui-même ne sont peut être pas dans la règle commune, et je suis bien tentée de le croire. Sa voix était très-douce, mon cher Oswald, en pro- nonçant ces derniers mots. Est-ce là, reprit Oswald, toutes les preuves d'in- térêt que vous m'annoncez ? En vé- rité, reprit le corne d'Erfeuil, c'est bien assez, selon moi, pour être sûr d'être aimé; mais puisque vous voulez mieux, vous aurez mieux : j'ai réservé le plus fort pour la fin. Le princeCastel-Forte est arrivé, et il a raconté toute votre histoire d'Ancone, sans savoir que c'é- tait de vous dont il parlait: il Ta racon- tée avec beaucoup de feu et d' imagina-
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tion, autant que j'en puis juger, grâce aux deux leçonsd'italien quej'ai prises ; mais il y a tant de mots français dans les langues étrangères, que nous les comprenons presque toutes, même sans les savoir. D'ailleurs la physio- nomie de Corinne m'aurait expliqué ce que je n'en tendais pas. On y lisait si vi- siblement l'agitation de son cœur! elle ne respirait pas, de peur de perdre un seul mot; et quand elle demanda si Ton savait le nom de cet Anglais, son anxié- té était telle, qu'il était bien facile de juger combien elle craignait qu'un autre nom que le vôtre ne fût prononcé. Le prince Castel-Forte dit qu'il ig- norait quel était cet Anglais; et Corin- ne, se retournant avec vivacité vers moi, s'écria: N'est-il pas vrai mon- sieur, que c'est lord Nelvil ? Oui, ma- dame, lui répondis-je, c'est lui; et Co- rinne alors fondit en larmes . Elle n'avait paspleurépendantl'histoire; qu'y avait- il donc dans le nom du héros de plus
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attendrissant que le récit même? Elle a pleuré! s'écria lord Nelvil ; ah! que n'étais-je là ? Puis s' arrêtant tout à coup, il baissa les yeux, et son visage mâle exprima la' timidité la plus délicate ; il se hâta de reprendre la parole, de peur que le comte d'Er- feuil ne troublât sa joie secrète en la remarquant. Si l'aventure d'Ancone mérite d'être racontée, dit Oswald, c'est à vous aussi, mon cher comte, que l'honneur en appartient. On a bien parlé, répondit le comte d'Erfeuil en riant, d'un Français très-aimable qui était là, mi lord, avec vous ; mais per- sonne que moi n'a fait attention à cette j)arenthèse du récit. La belle Corinne vous préfère, elle vous croit sans doute le plus fidèle de nous deux ; vous ne le serez peut-être pas davantage, peut-être même lui ferez- vous plus de chagrin que je ne lui en aurais fait ; mais les femmes aiment la peine, pourvu qu'elle soit bien ro-
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manesque ; ainsi vous lui convenez. Lord Nelvil souffrait à chaque mot du comte d'Erfeuil ; mais que lui dire ? 11 ne disputait jamais ; il n'écoutait ja- mais assez attentivement pour changer d'avis : ses paroles une fois lancées, il ne s'y intéressait plus ; et le mieux était encore de les oublier, si on le pouvait, aussi vite que lui-même.
il 8 CORINNE OU L'ITALIE.
CHAPITRE III.
OswALD arriva le soir chez Corinne avec un sentiment tout nouveau ; il pensa qu'il était peut-être attendu. Quel enchantement que cette première lueur d'intelligence avec ce qu'on aime ! Avant que le souvenir entre en partage avec respérance,avant que les paroles aient exprimé les senti mens, avant que l'élo- quence ait su peindre ce que l'on éprouve, il y a dans ces premiers ins- tans je ne sais quel vague, je ne sais quel mystèred'imagination, plus pas- sager que le bonheur même, mais plus céleste encore que lui.
Oswald, en entrant dans la chambre de Corinne, se sentit plus timide que jamais. Il vit qu'elle était seule, et il en éprouva presque de la peine ; il au-
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rait voulu l'observer long-temps au milieu du monde; il aurait souhaité d'être assuré, de quelque manière, de sa préférence, au lieu de se trouver tout à coup engagé dans un entretien qui pouvait refroidir Corinne à son égard, si, comme il en était certain, il se montrait embarrassé et froid par embarras.
Soit que Corinne s'aperçût de cette disposition d'Oswald, ou qu'une dispo- sition semblable produisît en elle le désir d'animer la conversation pour faire cesser la gêne, elle se hâta de de- mander à lord Nelvil s'il avait vu quel- ques-uns des monumens de Rome. Non, répondit Oswald. Qu'avez- vous donc fait hier? reprit Corinne en souriant. J'ai passé la journée chez moi, dit Oswald : depuis que je suis à Rome, je n'ai vu que vous, madame, ou je suis resté seul. Corinne voulut lui parler de sa conduite à Ancone; éï\Q commença par ces mots : Hier
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j'ai appris. ...puis elle s'arrêta, et dit: Je vois parlerai de cela quand il vien- dra du monde. Lord Nelvil avait une dignité dans les manières qui intimidait Corinne ; et d'ailleurs elle craignait, en lui rappelant sa noble conduite, de montrer trop d'émotion ; il lui semblait qu'elle en aurait moins quand ils ne seraient plus seuls. Os- wald fut profondément touché de la réserve de Corinne, et de la franchise avec laquelle elle trahissait sans y penser, les motifs de cette réserve ; mais plus il était troublé, moins il pou- vait exprimer ce qu'il éprouvait.
Il se leva donc tout à coup, et s'avança vers la fenêtre puis il sentit que Corinne ne pourrait expliquer ce mouvement ; et, plus déconcerté que jamais, il revint vi sa place sans rien dire, Corinne avait en conversation plus d'assurance qu'Oswald; néan- moins l'embarras qu'il témoignait était partagé par elle; et dans sa disti-action.
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cherchant une contenance, elle posa ses doigts sur la harpe qui était placée à côté d'elle, et fit quelques accords sans suite et sans dessein. Ces sons harmo- nieux, en accroissant l'émotion d'Os- wald, semblaient lui inspirer un peu plus de hardiesse. Déjà il avait osé re- garder Corinne : eh! qui pouvait la re- garder sans être frappé de l'inspiration \X divine qui se peignait dans ses yeux ? Et rassuré, au même instant, par l'ex- pression de bonté qui voilait l'éclat de ses regards, peut-être Oswald allait- il parler, lorsque le prince Castel- Forte entra.
Il ne vit pas sans peine lord Nelvil tête à tête avec Corinne; mais il avait l'habitude de dissimuler ses impres- sions ; cette habitude, qui se trouve souvent réunie chez les Italiens avec une grande véhémence de sentimens, était plutôt en lui le résultat de l'indo- lence et de la douceur naturelle. Il était résigné à n'être pas le premier ob-
TOME I. F
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jet dess affections de Corinne ; il n'était plus jeune: il avait beaucoup d'esprit, un grand goût pour les arts, une imagi- nation aussi animéequ'il lefallait pour diversifier la vie sans l'agiter, et un tel besoin de passer toutes ses soirées avec Corinne, que, si elle se fût mariée, il aurait conjuré son époux de le laisser venir tous les jours chez elle, comme de coutume ; et à cette condition il n'eût pasété très-malheureux de lavoir liée à un autre. Les chagrins du cœur en Italie ne sont point compliqués par les peines de la vanité, de manière que l'on y rencontre, ou des hommes assez passionnés pour poignarder leur rival par jalousie, ou des hommes assez mo- destes pour prendre volontiers le se- cond rang auprès, d'une femme dont l'entretien leur est agréable; mais Ton n'en trouverait guère qui, par la crainte de passer pour dtdaignés, se refusas- sent il conserver une relation quelcon- que qui leur plairait : l'empire de la
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société sur l'amour-propre est presque nul dans ce pyss.
Le comte d'Erfeuilet la société qui se rassemblait tous les soirs chez Corinne étant réunis, la conversation se dirigea sur le talent d'improviser que Corinne avait si glorieusement montré auCapi- tole, et l'on en vint à lui demander à elle-même ce qu'elle en pensait. C'est une chose si rare, dit le prince Castel- Forte, que de trouver une personne à la fois susceptible d'enthousiasme et d'analise, douée comme un artiste et capable de s'observer elle-même, qu'il faut la conjurer de nous révéler, autant qu'elle le pourra, les secrets de son génie. Ce talent d'improviser, reprit Corinne, n'est pas plus extra- ordinaire dans les langues • du midi, que l'éloquence de la tribune, ou la vivacité brillante de la conversation dans les autres langues. Je dirai même que malheureusement il est chez nous plus facile de faire des vers à l'im- F 2
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proviste que de bien parler en prose. Le langage de la poésie difî^re telle- ment de celui de la prose, que, dès les premiers vers, l'attention est comman- dée par les expressions mêmes qui placent pour ainsi dire le poète à dis- tance des auditeurs. Ce n'est pas uni- quement à la douceur de l'italien, mais bien plutôt à la vibration forte et pro- noncée de ses syllabes sonofes, qu'il faut attribuer l'empire de la poésie par- mi nous. L'italien a un charme musical qui fait trouver du plaisir dans le son des mots presque indépendamment des idées ; ces mots d'ailleurs ont pres- que tous quelque chose de pittoresque, ils peignent ce qu'ils expriment. Vous sentez que c'est au milieu des arts et sous un beau ciel que ce langage mélo- dieux et coloré s'est formé. Il est donc plus aisé en Italie que partout ailleurs de séduire avec des paroles sans pro- fondeur dans les pensées, et sans nou- veauté dans les images. La poésie.
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comme tous les beaux arts, captive au- tant les sensations qne l'intelligence. J'ose dire cependant que je n'ai jamais improvisé sans qu'une émotion vraie ou une idée que je croyais nouvelle ne m'ait animée, j'espère donc que je me suis un peu moins fiée que les autres à notre langue enchanteresse. Elle peut pour ainsi dire préluder au hasard, et donner encore un vif plaisir seulement par le charme dn rhythme et de l'har- monie.
Vous croyez donc, interrompit un des amis de Corinne, que le talent d'improviser fait du tort à notre litté- rature ; je le croyais aussi avant de vous avoir entendue, mais vous m'a- vez fait entièrement revenir de cette opinion. J'ai dit, reprit Corinne, qu'il résultait de cette facilité, de cette abondance littéraire, une très-grande quantité de poésies communes ; mais je suis bien aise que cette fécondité existe en Italie, comme il me plaît de voir nos; F 3
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campagnes couvertes de mille produc- tions superflues. Cette libéralité delà nature m'enorgueillit. J'aime surtout l'improvisation dans les gens du peuple, elle nous fait voir leur imagination, qui est cachée partout ailleurs et ne se développe que parmi nous. Elle donne quelque chose de poétique aux derniers rangs de la société et nous épargne le mépris qu'on ne peut s'em- pêcher de sentir pour ce qui est vul- gaire en tout genre. Quand nos Sici- liens, en conduisant les voyageurs dans leurs barques, leur adressent dans leur oracieux dialecte d'aimables félicita-
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lions, et leur disent en vers un doux et long adieu, on dirait que le souffle pur du ciel et de la mer agit sur l'imagi- nation des hommes comme le vent sur l€|S harpes éoliennes, et que la poésie comme les accords est l'écho de la na- ture. Une chose me fait encore atta- cher du prix à notre talent d'improvi- ser, c'est que ce talent serait presque
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impossible dans une société disposée à la moquerie ; il faut, passez-moi cette expression, il faut la bonhomie du midi, ou plutôt des pays où Ton aime à s*amuser sans trouver du plaisir à critiquer ce qui amuse, pour que les poètes se risquent à cette périlleuse entreprise. Un sourire railleur suffirait pourôter la présence d'esprit nécessaire à une composition subite et non inter- rompue, il faut que les auditeurs s'ani- ment avec vous, et que leurs applau- dissemens vous inspirent.
Mais vous, m.adame, mais vous^ dit enfin Oswald, qui jusqu'alors avilit gardé le silence sans avoir un moment cessé de regarder Corinne, à laquelle de vos poésies donnez-vous la pré- férence ? Est-ce à celles qui sont l'ouvrage de la l'éflexion ou de l'ins- piration instantanée ? Mylord, répon- dit Corinne, avec un regard qui ex- primait et beaucoup d'intérêt et le sentiment plus délicat encore d'une F 4
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considération respectueuse, ce serait vous que j'en ferais juge; mais si vous me demandez d'examiner moi-même ce que je pense à cet égard, je dirai que i* improvisation est pour moi comme une conversation animée. Je iie me laisse point astreindre à tel ou tel sujet, je m'abandonne à l'impression que produit sur moi l'intérêt de ceux qui m'écoutent, et c'est à mes amis que je dois surtout en ce genre la plus grande jjartie de mon talent. Quelquefois l'in- térêt passionné que m'inspire un en- tretien où l'on a parlé des grandes et nobles questions qui concernent l'exis- tence morale de l'homme, sa destinée, son but, ses devoirs, ses affections; quelquefois cet intérêt m'élève au- dessus de mes forces, me fait décou- vrir dans la nature^ dans mon propre cœur, des vérités audacieuses, des ex- pressions pleines de vie que la réflexion solitaire n'aurait pas fait naître. Je crois éprouver alors un enthousiasme
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stirnaturel, et je sens bien que ce qui parle en moi vaut mieux que moi- même ; souvent il m' arrive de quitter le rhythme de la poésie et d'exprimer ma pensée en prose, quelquefois je cite lés plus beaux vers des diverses langues qui me sont connues. Ils sont à moi, ces vers divins, dont mon ame s'est pé- nétrée. Quelquefois aussi j'achève sur ma lyre, par des accords, par des airs simples et nationaux, les sentimens et lespensées qui échappent à mes paroles. Enfin je me sens poète, non pas seule- ment quand un heureux choix de rimes ou de syllabes harmonieuses, quand une heureuse réunion d'images éblouit les auditeurs, mais quand mon ame- s'élève, quand elle dédaigne de plus haut l'égoisme et la bassesse, enfin quand une belle action me serait plus facile: c'est alors que mes vers sont meilleurs. Je suis poète lorsque j'ad- mire, lorsque je méprise, lorsque je hais, non par des sentimens person- F 5
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neh, non pour ma propre cause, mais pour la dignité de Tespèce humaine et la gloire du monde.
Corinne s'aperçut alors que la con- versation l'avait entraînée, elle en rou- git un peu ; et se tournant vers lord Nelvil, elle lui dit : Vous le voyez, je ne puis approcher d'aucun des su- jets qui me touchent sans éprouver cette sorte d'ébranlement qui est la source de la beauté idéale dans les arts, de la religion dans les âmes solitaires, de la générosité dans les héros, du désintéressement parmi les hommes ; pardonnez-le-moi,mylord,bien qu'une telle femme ne ressemble guères à cel- les que l'on approuve dans votre pays. Qui pourrait vous ressembler, reprit lord Nelvil ? et peut-on faire des lois pour une personne unique ?
Le comte d'Erfeuil était dans un véritable enchantement, bien qu'il n*eût pas entendu tout ce que disait Corinne ; mais ses gestes, le son de sa
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voix, sa manière de prononcer le char- mait, et c'était la première fois qu^unô grâce, qui n'était pas française, avait agi sur lui. Mais, à la vérité, le grand succès deCorinne à Rome le mettait un peu sur la voie de ce qu'il devait pen- ser d'elle, et il ne perdait pas en l'ad- mirant la bonne habitude de se laisser guider par l'opinion des autres.
Il sortit avec lord Nelvil, et lui dit en s'en allant : Convenez, mon cher Oswald, que j'ai pourtant quelque mé- rite en ne faisant pas ma cour à une aussi charmante personne. Mais, ré- pondit lofd Nelvil, il me semble qu'on dit généralement qu'il n'est pas facile de lui plaire. On le dit, reprit le comte d'Erfeuil, mais j'ai de la peine à le croire. Une femme seule, indé- jDendante, et qui mène à peu près la vie d'un artiste, ne doit pas être dif- ficile à captiver. Lord Nelvil fut blessé de cette réflexion. Le comte d'Erfeuil, soit qu'il ne s'en aperçût F 6
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pas, soit qu'il vonlût suivre le cours de ses propres idées, continua ainsi.
Ce n'est pas cependant, dit-il, que, si je voulais croire à la vertu d'une femme, je ne crusse aussi volontiers à celle de Corinne qu'à toute autre. Elle a certainement mille fois plus d'expression dans le regard, de viva- cité dans les démonstrations, qu'il n'en faudrait chez vous et même chez nous pour faire douter de la sévérité d'une femme; mais c'est une personne d'un esprit si supérieur, d'une instruction si profonde, d'un tact si fin, que les règles ordinaires pour juger les femmes ne peuvent s'appliquer à elle. Enfin, croiriez-vous que je la trouve impo- sante, malgré son naturel et le laisser- aller de sa conversation. J'ai voulu hier, tout en respectant son intérêt pour vous, dire quelques mots au hasard pour mon compte ; c'était de ces mots qui deviennent ce qu'ils peuvent ; si on les écoutC; a la bonne heure j si on ne
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les écoute pas. à la bonne heure en- core ; et Corinne m'a regardé froide- ment d'une manière qui m'a tout à fait troublé. C'est pourtant singulier d'être timide avec une Italienne, un artiste, un poète, enfin tout ce qui doit mettre à l'aise. Son nom est inconnu, reprit lord Nelvil ; mais ses manières doivent le faire croire illustre. Ah! c'est <kns les romans, dit le comte d'Erfc.il, qu'il est d'usage de cacher le plus beau ; mais dans le monde réel on dit tout ce qui nous fait honneur, et même un peu plus que tout. — Oui;, interrompit Oswald, dans quelques sociétés où 1 on ne songe qu'à l'effet que l'on produit les uns sur les autres ; mais là où l'existence est intérieure il peut y avoir des mystères dans les circonstances, comme il y a de^ secrets dans les senti- mens; et celui-là seulement qui vou- drait épouser Corinne pourrait savoir.
Epouser Corinne, interrompit le
comte d'Erfeuil, en riant aux éclats.
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ob, cette idée-là ne me serait jamais venue! Croyez-moi, mon cherNelvit, si vous voulez faire des sottises, faites-en qui soient réparables ; mais pour le ma- riage il ne faut jamais consulter que les convenances. Je vous parais frivole; hé bien, néanmoins je parie que dans la conduite de la vie je serai plus rai- sonnable que vous. Je le crois aussi^ répondit lord Nelvil; et il n'ajouta pas un mot de plus.
En effet, pouvait-il dire au comte d'Erfeuil qu'il y a souvent beaucoup d'égoisme dans la frivolité, et que cet égoisme ne peut jamais conduire aux fautes de sentiment, à ces fautes dans lesquelles on se sacrifie presque tou- jours aux autres? Les hommes fri- voles sont très-capables de devenir ha- biles dans la direction de leurs propres intérêts, car, dans tout ce qui s'appelle la science diplomatique de la vie pri- vée comme de la vie publique, l'on réussit encore plus souvent par les qua-
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lités qu'on n'a pas, que par celles qu'on possède. Absence d'enthousiasme, ab- sence d'opinion, absence de sensibi- lité, un peu d'esprit combiné avec ce trésor négatif, et la vie sociale pro- prement dite, c'est-à-dire la fortune et le rang, s'acquièrent ou se maintien- nent assez bien. Les plaisanteries du comte d'Erfeuil cependant avaient fhit de la peine à lord Nelvil. Il les blâmait, mais il se les rappelait d'une manière importune.
LIVRE IV
ROME.
CHAPITRE PREMIER.
Ç)iJTNZE jours se passèrent pendant lesquels lord Nelvil se consacra tout entier à la société de Corinne. Il ne sortait de chez lui que pour se rendre chez ellC;, il ne voyait rien, il ne cher- chait rien qu'elle, et sans lui parler ja- mais de son sentiment, il l'en faisait jouir à tous les momens du jour. Elle était accoutumée aux hommages vifs et flatteurs des Italiens, mais la dignité des manières d'Oswald, son apparente froideur, et sa sensibilité qui se trahis- sait malgré lui, exerçaient sur l'imagi- nation une bien plus grande puissance. Jamais il ne racontait une action ç^éné-
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reusCj jamais il ne parlait d'un mal-! ; "U heur sans que ses yeux se remplissent ! ^ de larmes, et toujours il cherchait à \ cacher son émotion. Il inspirait à Co- rinne un sentiment de respect qu'elle n'avait pas éprouvé depuis long-temps. Aucun esprit, quelque distingué qu'il fût, ne pouvait l'étonner ; mais l'élé- vation et la dignité du caractère agis- saient profondément sur elle. Lord Nelvil joignait à ces qualités une no- blesse dans les expressions, une élé- gance dans les moindres actions de la ^e, qui faisaient contraste avec la né- gligence et la familiarité de la plupart des grands seigneurs romains.
Bien que les goûts d'Os wald fussent à quelques égards difFérens de ceux de Corinne, ils se comprenaient mu- tuellement d'une façon merveilleuse. Lord Nelvil devinait les impressions de Corinne avec une sagacité parfaite, et Corinne découvrait, à la plus légère altération du visage de lord Nelvil, ce
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qui se passait en lui. Habituée, aux démonstrations orageuses de la passion des Italiens, cet attachement timide et fier, ce sentiment prouvé sans cesse et jamais avoué, répandait sur sa vie un intérêt tout à fait nouveau. Elle se sen- tait comme environnée d'une atmos- phère plus douce et pl'is pure, et cha- que instant de la jouriice lui causait un sentiment de bonheur quelle aimait à goûter, sans vouloir s'en reuare compte. Un matin, le prince Castel-t'orte vint chez elle ; il était iriste, elle lui en demanda la cause. Cet Kcossais, loi dit-il, va nous enlever votre afi'ection, et qui sait même s'il ne vous emmè- nera pa s loin de nous ! Corinne gar- da quelques instans le silence, puis répondit: je vous atteste qu'il ne m'a point dit qu'il m'aimait. Vous le croyez, néanmoins, répondit le prince Castel-Forte ; il vous parle par sa vie, et son silence même est un habile moyen de vous intéresser. Que peut-on
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VOUS dire en eiFet que vous n'ayez pas entendu ! quelle est la louange qu'on ne vous ait pas offerte! quel est l'hom- mage auquel vous ne soyez pas accou- tumée î Mais il y a quelque chose de contenu, de voilé dans le caractère de lord Nelvil, qui ne vous permettra jamais de le juger entièrement comme vous nous jugez. Vous êtes la personne du monde la plus facile à connaître j mais c'est précisément parce que vous vous montrez volontiers telle que vous êtes, que la réserve et le mystère vous plaisent et vous dominent. L'inconnu, quel qu'il soit, a plus d'ascendant sut vous que tous les sentimens qu'on vous témoigne. Corinne sourit. Vous croyez donc, cher prince, lui dit-elle, que rnon cœur est ingrat et mon ima- gination capricieuse. Il me semble ce- pendant que lord Nelvil possède et laisse voir des qualités assez remarqua- bles pour que je ne puisse pas me flatter de les avoir découvertes- C'est, j'en
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conviens, répondit le prince Castel- Forte, un homme fier, généreux, spi. rituel, sensible môme, et surtout mé- lancolique; mais je me trompe fort, ou ses goûts n'ont pas le moindre rap- port avec les vôtres. Vous ne vous en apercevrez pas tant qu'il sera sous le charme de votre présence, mais votre empire sur lui ne tiendrait pas, s'il était loin de voi^s. Les obstacles le fati- gueraient, son ame a contracté, par les chagrins qu'il a éprouvés, une sorte de découragement qui doit nuire à l'énergie de ses résolutions; et vous sa- vez d'ailleurs combien les Anglais en général sont asservis aux mœurs et aux habitudes de leur pays.
A ces mots, Corinne se tut et soupira. Desréflexionspénibles sur les premiers
événemens de sa vie se retracèrent à sa pensée ; mais le soir elle revit Oswald plus occupé d'elle que jam lis ; et tout ce qui resta dans son esprit de la con- versation du prince Castel-Forte, ce
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fut le désir de fixer lord Nelvil en Ita- lie, en lui faisant aimer les beautés de tout genre dont ce pays est doué. C'est dans cette intention quelle lui écrivit la lettre suivante. La liberté du genre de vie qu'on mène à Rome excusait cette démarche, et Corinne en parti- culier, bien qu'on pût lui reprocher trop de franchise et d'entraînement dans le caractère, savait conserver beaucoup de dignité dans l'indépen- dance et de modestie dans la vivacité.
Corinne à lord Nelvil.
Ce 15 décembre 1794.
" Je ne sais, Mylord, si vous me ** trouverez trop de confiance en moi- " même, ou si vous rendrez justice " aux motifs qui peuvent excuser cette " confiance. Hier je vous ai entendu " dire que vous n'aviez point encore
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'* voyagé dans Rome, que vous ne '^ connaissiez ni les chefs-d'œuvre de ^^ nos beaux arts, ni les ruines antiques '' qui nous apprennent T histoire par *' l'imagination et le sentiment; et j'ai ^' conçu ridée d'oser me proposer pour '^ guide dans ces courses à travers les " siècles.
** Sans doute Rome présenterait ai- *' sèment un grand nombre de savans *' dont l'érudition profonde pourrait " vous être bien plus utile ; mais si je *' puis réussir à vous faire aimer ce " séjour, vers lequel je me suis tou- ** jours sentie si impérieusement attî- " rèe, vos propres études achèveront ce " que mon imparfaite esquisse aura ** commencé.
" Beaucoup d'étrangers viennent à *' Rome comme ils iraient à Londres, " comme ils iraient à Paris, pour cher- " cher les distractions d'une grande " ville ; et si l'on osait avouer qu'on *' s'est ennuyé à Rome, je crois que
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*^ la plupart l'avoueraient ; mais il est " également vrai qu'on peut y décou- " vrir un charme dont on ne se lasse ** jamais. Me pardonnerez-vous, My- " lord, de souhaiter que ce charme *< vous eoit connu ?
*' Sans doute il faut oublier ici tous *' les intérêts politiques du monde ; « mais lorsque ces intérêts ne sont pas << unis à des devoirs ou à des sentimens " sacrés, ils refroidissent le cœur. Il " faut aussi renoncer à ce qu'on appel- <' lerait ailleurs les plaisirs de la so- " ciété; mais ces plaisirs, presque tou- " jours, flétrissent l'imagination. L'on " jouit à Rome d'une existence tout à ** la fois solitaire et animée, qui dé- " veloppe librement en .nous-mêmes " tout ce que le ciel y a mis. Je le ré- " pète, Mylord pardonnez-moi cet " amour pour ma patrie, qui me fait '< désirer de la faire aimer d'un homme "tel que vous ; et ne jugez point avec " la sévérité anglaise les témoignages
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*' de bienveillance qu'une Italienne " croit pouvoir donner, sans rien per- " dre à ses yeux, ni aux vôtres.
" Corinne."
En vain Oswald aurait voulu se Je cacher, il fut vivement heureux en re- cevant cette lettre ; il entrevit un ave- nir confus de jouissances et de bon- ^ \ heur; l'imagination, l'amour, l'en- ^ \thousiasme, tout ce qu'il y a de divin dans l'ame de l'homme, lui parut réuni dans le projet enchanteur de voir Rome avec Corinne. Cette fois i 1 ne réfléchit pas, cette fois il sortit à l'instant même pour aller voir Corinne, et, dans la route, il regarda le ciel, il sentit le beau temps, il porta la vie légèrement. Ses regrets et ses craintes se perdirent dans les nuages de l'espérance ; son cœur, depuis long-temps opprimé par la tristesse, battait et tressaillait de joie; il craignait bien qu'une si hçu-
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reuse disposition ne pût durer ; mais l'idée même qu'elle était passagère donnait à cette fièvre de bonheur plus de force et d'activité.
Vous voilà? dit Corinne envoyant entrer lord Neivil, ah ! merci. Et elle lui tendit la main. Oswald la prit, y imprima ses lèvres avec une vive ten- dresse, et ne sentit pas dans ce moment cette timidité souffrante qui se mêlait souvent à ses impressions les plusagréa- h\es, et lui donnait quelquefois, avec les personnes qu'il aimait le mieux, des sentimens amers et pénibles. L'intimité avait commencé entre Oswald et Co- rinne depuis qu'ils s'étaient quittés, c'était la lettre de Corinne qui l'avait établie ; ils étaient contens tous les deux, et ressentaient l'un pour l'autre une tendre reconnaissance.
C'est donc ce matin, dit Corinne^ que je vous montrerai le Panthéon et Saint-Pierre: j'avais bien quelque es- poir, ajouta-t-elle en souriant, que
TOME I. G
146 CORINNE OU L'ITALIE.
VOUS accepteriez le voyage de Rome avec moi ; aussi mes chevaux sont prêts. Je vous ai attendu ; vous êtes arrivé ; tout est bien ; partons. Etonnante personne, dit Oswald, qui donc êtes- vous? oïl avez -vous pris tant de charmes divers qui sembleraient de- voir s'exclure ; sensibilité, gaieté, pro- V Ifondeur, grâce, abandon, modestie? fêtes-vous une illusion? êtes-vous un bonheur surnaturel pour la vie de ce- lui qui vous rencontre ? Ah ! si j'ai le pouvoir de vous faire quelque bien, reprit Corinne, vous ne devez pas croire que jamais j'y renonce. Pre- nez garde, reprit Oswald en saisissant la main de Corinne avec émotion, prenez garde à ce bien que vous voulez me faire. Depuis près de deux ans une main de fer serre mon cœur ; si votre douce présence m'a donné quelque re- lâche, si je respire près de vous, que deviendrai -je quand il faudra rentrer -dans mon sort ; que deviendrai-je ? . . . .
CORINNE OU L* ITALIE. 14/
Laissons au temps, laissons au hasard, interrompit Corinne, à décider si cette impression d'un jour que j'ai produite sur vous durera plus qu'un jour. Si nos âmes s'entendent, notre affection mu- tuelle ne sera point passagère. Quoi qu'il en soit, allons admirer ensemble tout ce qui peut élever notre esprit et nos sentimens ; n«us goûterons tou- jours ainsi quelques momens de bon- heur. En achevant ces mots, Corinne descendit, et lord Nelvil la suivit, étonné de sa réponse. Il lui sembla qu'elle admettait la possibilité d'un demi-sentiment, d'un attrait momen- tané. Enfin, il crut entrevoir de la lé- gèreté dans la manière dont elle s'était exprimée, et il en fut blessé.
Il se plaça sans rien dire dans la voi- ture de Corinne, qui, devinant sa pensée, lui dit : Je né crois pas que le cœur soit ainsi fait, que l'on éprouve touiours ou point d'amour, ou la passion h plus invincible. Il y a des commen- g2 /
148 CORIKNE OU L'ITALIE.
cemens de sentiment qu'un examen plus approfondi peut dissiper. On se flatte, on se détrompe, et l'enthou- siasme même dont on est susceptible, s'il rend l'enchantement plus rapide, peut faire aussi que le refroidissement soit plus prompt. Vous avez beau- coup réfléchi sur le sentiment, ma- dame, dit Oswald avec amertume. Corinne rougit à ce mot, et se tut quelques instans ; puis reprenant la parole avec un mélange assez frappant de franchise et de dignité : Je ne crois pas, dit-elle, qu'une femme sen- sible soit jamais arrivée jusqu'à vingt- six ans sans avoir connu l'illusion de Tamour ; mais si n'avoir jamais été heureuse, si n'avoir jamais rencontré l'objet qui pouvait mériter toutes U's affections de son cœur, est un titre à l'intérêt, j'ai droit au vôtre. Ces pa- roles, et l'accent avec lequel Corinne les prononça, dissipèrent un peu le nuage qui s'était élevé dans l'ame de
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lord Nelvil ; néanmoins il se dit en lui- même : C'est la plus séduisante des femmes, mais c'est une Italienne; et ce n'est pas ce cœur timide, innocent, à lui-même inconnu, que possède sans doute la jeune Anglaise à laquelle mon père me destinait.
Cettejeune Anglaise se nommait Lu- cile Edgermond, la fille du meilleur ami du père de lord Nelvil ; mais elle était trop enfant encore lorsqu'Os- wald quitta l'Angleterre pour qu'il pût l'épouser, ni même prévoir avec certitude ce qu'elle serait un jour.
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150 CORINNE OU L' ITALIE.
CHAPITRE IL
OswALD et Corinne allèrent d'abord au Panthéon, qu'on appelle aujour- d'hui Ste.-Marie de la Rotonde. Par- tout en Italie le catholicisme a hérité du paganisme ; mais le Panthéon est le seul temple antique à Rome qui soit conservé tout entier, le seul où Ton puisse remarquer dans son ensemble la beauté de l'architecture des anciens, et le caractère particulier de leur culte. Oswald et Corinne s'arrêtèrent sur la place du Panthéon, pour admirer le portique de ce temple, et les colonnes qui le soutiennent.
Corinne fit observer à lord Nelvil que le Panthéon était construit de ma- nière qu'il paraissait beaucoup plus grand qu'il ne l'est. L'église St. Pierre,
CORII^NE OU l'iTALIE. 151
v'tit-elle, produira sur vous un effet tout diftereut; vous la croirez d'abord moins -immense quelle ne l'est en réalité. L'il- lusion si favorable au Panthéon vient, à ce qu'on assure, de ce qu'il y a plus d'espace entre les colonnes, et que l'air joue librement autour ; mais surtout de ce que l'on n'y aperçoit presque point d' ornemens de détails, tandis que Saint- Pierre en est surchargé. C'est ainsi que la poésie antique ne dessinait que les grandes masses, et laissait à la pensée de l'auditeur à remplir les intervalles, à suppléer les développemens ; en tout genre, nous autres modernes, nous disons trop.
Ce temple, continua Corinne, fut consacré par Agrippa, le favori d'Au- guste, à son ami, ou plutôt à son maître. Cependant ce maître eut la modestie <ie refuser la dédicace du temple, et Agrippa se vit obligé de le dédier à tous les Dieux de l'Olympe pour rem- placer le Dieu de la terre, la puissance. G 4
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Il y avait un char de bronze au sommet du Panthéon, sur lequel étaient placées les statues d'Auguste et cf Agrippa. De chaque côté du' portique ces mêmes statues se retrouvaient sous une autre forme; et sur le frontispice du temple on lit encore: Agrippa Va consacré, Auguste donna son nom à son siècle, parce qu'il a fait de ce siècle une épo- que de l'esprit humain.Les chefs-d'œu- vre en divers genres de ses contempo-^ rains formèrent, pour ainsi dire, les rayons de son auréole. Il sut honorer habilement les hommes de génie qui cultivaient les lettres, et dans la pos- térité sa gloire s'en est bien trouvée.
Entrons dans le temple, dit Corinne ; vous le voyez, il reste découvert pres- que comme il l'était autrefois. On dit que cette lumière qui venait d'en haut était l'emblème de la divinité su- périeure à toutes les divinités. Les payens ont toujours aimé les images symboliques. Il semble en effet que ce
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langage convient mieux à la reli gion que la parole. La pluie tombe souvent sur ces parvis de marbre ; mais aussi les rayons du soleil viennent éclairer les prières. Quelle sérénité ! quel air de fête on remarque dans cet édifice! Les payens ont divinisé la vie, et les chré- tiens ont divinisé la mort ; tel est l'es- prit des deux cultes : mais notre catho- licisme romain est moins sombre cepen- dant que ne l'était celui du nord. Vous l'observerez quand nous serons à Saint- Pierre. Dans l'intérieur du sanctuaire du Panthéon sont les bustes de nos artistes les plus célèbres. Ils décorent les niches où Ton avait placé les Dieux des anciens. Comme depuis la destruc- tion de l'empire des Césars nous n'avons presque jamais eu d'indépen- dance politique en Italie, on ne trouve point ici des hommes d'état ni de grands capitaines. C'est le génie de l'imagina- tion qui fait notre seule gloirèTifTâîs ne^ trouvez-vous pas^mylord, qu'un peuple G 5
154 CORINNE OU l'ITALIE.
qui honore ainsi les talents qu'il possède mériterait une plus noble destinée ? Je suis sévère pour les nations, répondit Oswald, je crois toujours qu'elles mé- ritent leur sort, quel qu'il soit. Cela est dur, reprit Corinne, peut-être en vivant en Italie éprouverez-vous un sentiment d'attendrissement sur ce beau pays, que la nature semble avoir paré comme une victime ; mais du- moins souvenez-vous que notre plus chère espérance, à nous autres artistes, à vous autres amans de la gloire, c'est d'obtenir une place ici. J'ai déjà mar- qué la mienne, dit-elle, en montrant une niche encore vide. Oswald, qui sait si vous ne reviendrez pas dans cette même enceinte quand mon buste
y sera placé ? Alors Oswald
l'intenompit vivement et lui dit: Res- plendissante de jeunesse et de beau- té, pouvez-vous parler ainsi à celui que le malheur et la souffrance font déjà pencher vei-s la tombe ? Ah ! reprit
CORINNE OU L'ITALIE. 155
Corinne, l'orage peut briser en un moment les fleurs qui tiennent encore la tête levée. Oswald, cher Oswald, ajouta-t-elle, pourquoi ne seriez-vous pas heureux, pourquoi Ne m'inter- rogez jamais, reprit lord Nelvil, vous avez vos secrets, j'ai les miens, respec- tons mutuellement notre silence. Non» vous ne savez pas quelle émotion j'éprouverais s'il fallait raconter mes malheurs! Corrinne se tut, et ses pas, en sortant du temple, étaient plus lents, et ses regards plus rêveurs.
Elle s'arrêta sous le portique. Là, dit-elle à lord Nelvil, était une urne de porphyre de la plus grande beauté, transportée maintenant à Saint-Jean de Latran; elle contenait les cendres d' Agrippa, qui furent placées au pied de la statue qu'il s'était élevée à lui- même. Les anciens mettaient tant de soin à adoucir l'idée de la destruction, qu'ils savaient en écarter ce qu'elle peut avoir de lugubre et d'effrayant. g6
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Il y avait d'ailleurs tant de magnifi- cence dans leurs tombeaux, que le contraste du néant de la mort et des splendeurs de la vie s'y faisait moins sentir. Il est vrai aussi que l'espérance d'un autre monde étant chez eux beaucoup moins vive que chez les chrétiens, les payens s'efforçaient de disputer à la mort le souvenir que nous déposons sans crainte dans le sein de l'Etemel.
Oswald soupira et garda le silence. Les idées mélancoliques ont beaucoup de charmes tant qu'on n'a pas été soi- même profondément malheureux ; mais quand la douleur dans toute son âpreté s'est emparée de l'ame, on n'en- tend plus sans tressaillir de certains mots qui jadis n'excitaient en nous que des rêveries plus ou moins douces.
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CHAPITRE III.
On passe, en allant à St.-Pierre, sur- le pont Sl.-Ange, et Corinne et lord Nelvil le traversèrent à pied- C'est sur ce pont ditOswald, qu'en revenant du Capitule j'ar pour la première fois pensé long-temps à vous. Je ne me flattais pas, reprit Corinne, que ce couronnement du Capitole me vaudrait nn ami, mais cependant en cherchant la gloire, j'ai toujours espéré qu'elle me ferait aimer. A quoi servirait-elle, du moins aux femmes, sans cet espoir! Restons encore ici quelques instans, dit Oswald. Quel souvenir, entre tous les siècles, peut valoh* pour mon cœur ce lieu qui me rappelle le jour où je vous ai vue. Je ne sais si je me trompe, reprit Corinne^ mais il me semble qu'on
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se devient plus cher l'un à l'autre, en admirant ensemble les monumens qui parlent à l'ame par une véritable gran- deur. Les édifices de Rome ne sont ni froids, ni muets ; le génie les a conçus, des événemens mémorables les consa- crent ; peut-être même faut-il aimer, Oswald, aimer surtout un caractère tel que le vôtre, pour se complaire à sentir avec lui tout ce qu'il y a de noble et de beau dans l'univers. Oui, re- prit lord Nelvil, mais en vous reg-ar- dant, mais en vous écoutant, je n'ai pas besoin d'autres merveilles. Co- rinne le remercia par un sourire plein, de charmes.
En allant à St. Pierre, ils s'arrête- rent devant le chiîteau St.-Ang:e: — Voilà, dit Corinne, l'un des édifices dont l'extérieur a le plus d'originalité ; ce tombeau d'Adrien, changé en forte- resse par les Gotlis, porte le double caractère de sa première et de sa se- conde destination. Bâti pour la mort.
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une impénétrable enceinte l'environne, et cependant les vivans y ont ajouté quelque chose d'hostile par les fortifia cations extérieures qui contrastent avec le silence et la noble inutilité d'un mo- nument funéraire. On voit sur le som- «net un ange de bronze avec son épée nue (5), et dans l'intérieur sont prati quées des prisons fort cruelles. Tous les événemens de l'histoire de Rome depuis Adrien jusqu'à nos jours sont liés à ce monument. Bélisaii*e s'y dé- fendit contre les Goths, et presqu' aussi barbare que ceux qui l'attaquaient, il lança contre ses ennemis les belles sta- tues qui décoraient l'intérieur de l'édi- fice. Crescentius, Arnault de Brescia, Nicolas Rienzi (^),ces amis de la liberté romaine, qui ont pris si souvent les souvenirs pour des espérances, se sont défendus long-temps dans le tombeau d'un empereur. J'aime ces pierres qui s'unissent à tant de faits illustres. J'aime ce luxe du maître du monde uu magni-
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fique tombeau. Il y a quelque chose de grand dans l'homme qui, possesseur de toutes les jouissances et de toutes les pompes terrestres, ne craint pas de s'occuper long-temps d'avance de sa mort. Des idées morales, des sentimens désintéressés remplissent l'ame, dè# qu'elle sort de quelque manière des bornes de la vie.
C'est d'ici, continua Corinne, que l'on devrait apercevoir St.-Pierre, et c'est j'isques ici que les colonnes qui le précèdent devaient s'étendre; tel était le superbe plandeMichel-Ange, il espé- rait du nK)ins qu'on l'achèverait après lui ; mais les hommes de notre temps ne pensent plus à la postérité. Quand une fois on a tourné l'enthousiasme en ridicule, on a tout défait, excepté l'ar- gent et le pouvoir. C'est vous qui ferez renaître ce sentiment, s'écria lordNelvil. Qui jamais éprouva le bon- heur que je goûte ? Rome montrée par vous, Rome interprétée par l'imagina-
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tion et le génie, Rome, qui est un 'inonde, animé par le sentiment, sans le- quelle monde lui-même est un désert{^. Ah, Corinne, que succèdera-t-il à ces jours plus heureux que mon sort et mon cœur ne le permettent î Co- rinne lui répondit avec douceur : — Toutes les aiFections sincères viennent du ciel, Oswald,pourquoi ne protége- rait-il pas ce qu'il inspire ? C'est à lui qu'il appartient de disposer de nous.
Alors St.-Pierre leur apparut, cet édifice, le pins grand que les hommes aient jamais élevé, car les pyramides d'Egypte elles-mêmes lui sont infé- rieures en hauteur. J'aurais peut-être dû vous faire voir le plus beau de nos édifices, dit Corinne, le dernier, mais ce n'est pas mon système. 11 me semble que pour se rendre sensible aux beaux arts, il faut commencer par voir les objets qui inspirent une admiration vive et profonde. Ce sentiment, une fois éprouvé, révèle pour ainsi dire une
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nouvelle sphère d'idées, et rend ensuite plus capable d'aimer et déjuger tout ce qui, dans un ordre mcme inférieur, retrace cependant la première impres- sion qu'on a reçue. Toutes ces grada- tions, ces manières prudentes et nuan- cées pour préparer les grands effets, ne sont point de mon goût, On n'arrive point au sublime par degrés, des dis- tances infinies le séparent même de ce qui n'est que beau. Oswald sentit une émotion tout à fait extraordinaire en arrivant en fi«cede St. -Pierre. C'était la première fois que l'ouvrage des hommes produisait sur lui l'eflbt d'une merveille de la nature. C'est le seul travail de l'art, sur notre terre actuelle, qui ait le genre de grandeur qui caractérise les oeuvres immédiates de la création. Co- rinne jouissait de l'étoijnement d 'Os- wald. J'ai choisi, lui dit-elle, un jour où le soleil est dans tout son éclat pour vous faire voir ce monument. Je vous réserve un plaisir plus intime, plus
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religieux, c'est de le contempler au clair de la lune ; mais il fallait d'abord vous foire assister à la plus brillante des fêtes, le génie de l'homme décoré par la magnificence de la nature.
La place de Saint-Pier: e est entou- rée par des colonnes légères de loin, et massives de près. Le terrain, qiii va toujours un peu en montant jusqu'au portique de l'église, ajoute encore à l'effet qu'elle produit. Un obélisque de 80 pieds de haut, qui paraît à peine élevé en présence de la coupole de Saint-Pierre, est au milieu de la place. La forme des obélisques elle seule a quelque chose qui plaît à l'imagina- tion ; leur sommet se perd dans les airs, et semble porter jusqu'au ciel une grande pensée de l'homme. Ce monument, qui vint d'Egypte pour orner les bains de Caligula, et que Sixte-Quint a fait transporter ensuite au pied du temple de Saint-Pierre, ce contemporain de tant de siècles qui
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n'ont pu rien contre lui, inspire un sentiment de respect ; l'homme se sent si passager, qu'il a toujours de l'émo- tion en présence de ce qui est immua- ble. A quelque distance des deux côtés de l'obélisque, s'élèvent deux fontaines dont l'eau jaillit perpétuellement et retombe avec abondance en cascade dans les airs. Ce murmure des ondes, qu'on a coutume d'entendre au milieu de la campagne, produit dans cette enceinte une sensation toute nouvelle; mais cette sensation est en harmonie avec celle que fait naître l'aspect d'un temple majestueux.
La peinture, la sculpture, imitant le plus souvent la figure humaine, ou quelque objet existant dans la nature, réveillent dans notre ame des idées par- faitement claires et positives ; mais un beau monument d'architecture n'a point, pour ainsi dire, de sens déter- miné, et l'on est saisi, en le contem- plant, par cette rêverie sans calcul et
CORINNE OU l' ITALIE. l65
sans but qui mène si loin la pensée. Le bruit des eaux convientà toutes ces im- pressions vagues et profondes ; il est miiforme comme Tédifice est régulier.
L'éternel mouvement et l'éternel repos (a) .
sont ainsi rapprochés l'un de l'autre. C'est dans ce lieu surtout que le temps est sans pouvoir ; car il ne tarit pas plus ces sources jaillissantes, qu'il n'ébranle ces immobiles pierres. Les eaux qui s'élancent en gerbes de ces fontaines sont si légères et si nuageuses, que, dans un beau jour, les rayons du soleil y produisent de petits arcs-en-ciel for- més des plus belles couleurs.
Arrêtez-vous un moment ici, dit Corinne à lord Nelvil comme il était déjà sous le portique de l'église, arrê- tez-vous avant de soulever le rideau qui couvre la porte du temple ; votre cœur ne bat-il pas à l'approche de ce
(a) Vers de M. de Fortanes.
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sanctuaire? et ne ressentez-vons pas, au moment d'entrer, tout ce que -.e ait éprouver l'attente d'un événement solennel? Corinne elle-même souleva le rideau, et le retint pour laisser pas- ser lord Nelvil; elle avait tant de grâce dans cette attitude, que le pre- miier regard d'Oswald fut pour la con- sidérer ainsi: il se plut même pendant quelques instans à ne rien observer qu'elle. Cependant il s'avança dans le temple, et l'impression qu'il reçut sous ces voûtes immenses fut si profonde et si religieuse, que le sentiment même de l'amour ne suffisait plus pour rem- plir en entier son ame. Il marchait len- tement àcôtédeCorinne; TunetTautre se taisaient. Là tout commande le si- lence; lemoindre bruit retentit si loin, qu'aucune parole ne sen>hle digne d'être ainsi répétée dans une demeure pres- que éternelle! La prière seule l'accent <hi malheur, de quelque faible voix qu'il parte, émeut profondément dans
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ces vastes lieux. Et quand, sous ces dômes immenses on entend de loin venir un vieillard dont les pas trembans se traînent sur ces beaux marbres ar- rosés par tant de pleurs, l'on sent que l'homme est imposant par cette infir- mité même de sa nature qui toumetson ame divine à tant de souftrances, et que le culte de^ douleur, le christianisme, contient le vrai secret du passage de riiomnjie sur la terre,
Corinne interrompit la rêverie d'Os- wald, et lui dit : Vous avez vu des églises gothiques en Angleterre et en Allemagne, vous avez dû remarquer qu'elles ont un caractère beaucoup plus sombre que cette église.Il y avait quel- que chose de mystique dans le catho- licisme des peuples septentrionaux. Le nôtre parle à l'imagination parles ob- jets extérieurs. Michel-Ange a dit, en voyant la coupole du Panthéon : '*' Je " la placerai dans les airs. " Et en efîet, Saint-Pierre est u» temple posé sur
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une église. Il y a quelque alliance des religions antiques et du christianisme dans l'effet que produit sur l'imagina- tion l'intérieur de cet édifice. Je vais m'y promener souvent pour rendre à mon ame la sérénité qu'elle perd quel- quefois. I^a vue d'un tel monument est comme une musique continuelle, et fixée, qui vous attend pour vous faire du bien quand vous vous en approchez ; et certainement il faut mettre au nom- bre des titres de notre nation à la gloire, la patience, le courage et le dé- sintéressement des chefs de l'église, qui ont consacré cent cin(|uante annéies, tant d'argent et tant de travaux à l'achèvement d'un édifice, dont ceux qui rélevaient ne pouvaient se flatter de jouir (8. C'est un service rendu même à la morale publique, que de faire don à une nation d'un monument qui est l'emblème de tant d'idées nobles et généreuses. Oui, répondit Os\\ ald, ici les arts ont de la grandeur ; l'imagi-
Ininrim^ nar R. Juiemé.
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nation etrinvention sont pleines de gé- nie: mais la dignité de l'homme môme comment y est-elle défendue? Quelles institutions, quelle faiblesse dans la plupart des gouvernemens d'Italie ! Et néanmoins quel asservissement dans les esprits!- — D'autres peuples, inter- rompit Corinne, ont supporté le joug comme nous, et ils ont de moins Tima- gination qui fait rêver une autre des- tinée :
Servi siam si, ma servi ognor frementî.
Nous sommes esclaves, mais des esclaves toujours frémissans, dit Al- li^ri, le plus fier de nos écrivains mo- dernes. Il ya tant d'ame dans nos beaux arts que peut-être un jour notre carac- tère égalera notre génie.
Regardez, continua Corinne, ces statues placées sur les tombeaux; ces tableaux en mosaïque, patientes et fidèles copies des chefs-d'œuvre de nos grands maîtres. Je n'examine jamais Tome 1, H
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Saint-Pierre en détail, parce que je n'aime pas à y trouver ces beautés mul- tipliées qui dérangent un peu l'impres- sion delensemble. Mais qu'est-ce donc qu'un monument où les chefs-d'œuvre de l'esprit humain eux-mêmes parais- sent des or nemens superflus î Ce temple est comme un monde à part. On y trouve un asile contre le froid et la chaleur. Il a ses saisons à lui, son prin- temps perpétuel que l'atmosphère du dehors n'altère jamais. Une église sou- terraine est bâtie sous le parvis de ce \temple; les papes et plusieurs souve- rains des pays étrangers y sont enseve- lis, Christine, après son abdication, les Stuart, depuis que leur dynastie est ren- versée. Rome, depuis long-temps, est l'asile des exilés du monde, Rome elle- même n'est-elle pas détrônée ! son aspect console les rois dépouillés comme elle.
'CadoRQ le città, cadono i regni, £ l'.uom, d'esser mortal, par chc si sdegni.
Les cités tomben t, les empires disparais- sentfetifhom?îies*indlgtied.éirentart€lJ
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Placez-vDus ici, dit Corinne à lord Nelvil, près de l'autel ^u milieu de la coupole, vous appercevreï à travers les grilles de fer l'église des morts qui est sous nos pieds, et en relevant les yeux vos regards atteindront à peine au som- met de la voûte. Ce dôme, en le con- sidérant même d'en bas, fait éprouver «n sentiment de terreur. On croit voir des abîmes suspendus sur sa tête. Tout ce qui est au-delà d'une certaine pro- portion cause à l'homme, à la créature bornée, un invincible eifroi. Ce que nous connaissons est aussi inexplicable que l'inconnu ; mais nous avons pour ainsi dire pratiqué notre obscurité ha- bituelle, tandis que de nouveaux mys- tères nous épouvantent et mettent le trouble dans nos facultés.
Toute cette église est ornée de mar- bres antiques, et ces pierres en savent plus que nous sur les siècles écoulés. Voici la statue de Jupiter, dont on a fait un St. -Pierre en lui mettant une
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auréole sur la tôte. L'expression géné- rale de ce temple caractérise parfaite-, ment le mélange des dogmes sombres et des cérémonies brillantes; un fond de tristesse dans les idées, mais dans l'application la mollesse et la vivacité du midi; des intentions sévères, mais des interprétations très-douces; la théologie chrétienne et les images du paganisme ; enfin la réunion la plus ad- mirable de l'éclat et de la majesté que . l'homme peut donner à son culte en- vers la divinité.
Les tombeaux décorés par les mer- veilles des beaux arts ne présentent point la mort sous un aspect redou- table. Ce n'est pas tout à fait comme les anciens, qui sculptaient sur les sar- cophages des danses et des jeux, mais la pensée est détournée de la contem- plation d'un cercueil pai* les chefs-d'œu- vre du génie. Ils rappellent l'immor- talité sur l'autel même de la mort; et l'imagination, animée par l'admiration qu'ils inspirent, ne sent pas, comme
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dans le nord, le silence et le froid, im- muables gardiens des sépulchres. — • Sans doute, dit Oswald, nous vou- lons que la tristesse environne la mort, et même avant que nous fussions éclai- rés par les lumières du christianisme, notre mythologie ancienne, notre Os- sian ne place à côté de la tombe que les regrets et les chants funèbres. Ici vous voulez oublier et jouir, je ne sais si je désirerais que votre beefu ciel me fît ce genre de bien.^ — Ne croyez pas, cependant, reprit Corinne, que notre caractère soit léger et notre esprit fri- vole. Il n'y a que la vanité qui rende frivole ; l'indolence peut mettre quel- ques intervalles de sommeil ou d'oubli dans la vie, mais elle n'use ni ne flétrit le cœur; et malheureusement pour nous on peut sortir de cet état par des passions plus profondeset plus terribles que celles des âmes habituellement aetives.
En achevant ces mots, Corinne et
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lord Nelyil s'approchaient de la porte de l'église. — Encore un dernier-coup d'œil vers ce sanctuaire immense, dit- elle à lord Nelvil. Voyezcomme l'hom- me est peu de chose en présence de la religion, alors même que nous sommes réduits à ne considérer que son em- blème matériel! voyez quelle immo- bilité, quelle durée les mortels peuvent donner à leurs œuvres, tandis qu'eux- mêmes ils passent si rapidement, et ne sesurviventque parle génie! Ce temple est un€ image de l'infini; il n'y a point de terme aux sentimens qu'il faitnaître, aux idées qu'il retrace, à l'immense quantité d'années qu'il rappelle à la. réflexion, soit dans le passé, soit dans l'avenir ; et quand on sort de son en- ceinte, il semble qu'on passe des pensées célestes aux in*«érêts du monde, et de l'éternité religieuse à lair léger du temps.—
Corinne fit remarquer à lord Nelvil, lorsqu'ils furent hors de l'église, que gur ses portes étaient représentées en
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bas-reliefs les métamorphoses d'Ovide. -^On ne se scandalise point à Rome, lui dit-elle, des images du paganisme, (^land les beaux arts les ont consa- crées. Les merveilles du génie portent toujours à lame une impression reli- gieuse, et nous faisons hommage au culte chrétien de tous les chefs-d'œuvre qae les autres cultes ont inspirés. — Oswald sourit à cette explication. — Croyez-moi, milord, continua Corinne, il y a beaucoup de bonne foi dans les scntimens des nations dont l'imagina- tion est très-vive. Mais à demain, si vous le voulez, je vous mènerai au Cai- pitole. J'ai, je l'espère, plusieurs courses à vous proposer encore: quand elles seront finies, est-ce que vous partirez?
est-ce que Elle s'arrêta, craignant
d'en avoir déjà trop dit.— Non, Co- rinne, reprit Oswald, non, je ne re- noncerai point à cet éclair de bon- heur, que peut-être un ange tutélaire fait luire sur moi du haut du ciel. — •
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CHAPITRE IV.
i<iK lendemain Oswald et Corinne partirent avec plus de confiance et de sérénité. Ils étaient des amis qui voya- geaient ensemble; ils commençaient à dire nous. Ah ! qu'il est touchant ce naus prononcé parlamour ! Quelledé- claration il contient timidement et ce- pendant vivement exprimée! — Noua allons donc au Capitole, dit Corinne. — Oui, nous y allons, reprit Oswald ; et sa voix disait tout avec des mots si simples, tant son accent avait de ten- dresse et de douceur! — C'est du haut du Capitole, tel qu'il est maintenant, dit Corinne, que nous pouvons facile- mentapercevoir les sept collines. Nous les parcourrons toutes ensuite l'une
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après l'autre; il n'en est pas un qui ne conserve des traces de l'histoire. —
Corinne et lord Nelvil suivirent d'a- bord ce qu'on appelait autrefois la voie sacrée ou la voie triomphale. — Votre char a passé par là, dit Oswald à Co- rinne ? — Oui, répondit-elle, cette poussière antique devait s'étonner dé- porter un tel char; mais depuis la république romaine, tant de traces crjr minelles se sont empreintes sur cette Foute, que le sentiment de respect qu'elle inspirait est bien affaibli. — Co- rinne se fit conduire ensuite au pied de l'escalier du Capitole actuel. L'en- trée du Capitole ancien était par le Forum. — Je voudrais bien, dit Co- rinne, que cet escalier fût le même que monta Scipion, lorsque, repoussant la calomnie par la gloire, il alla dans le temple pour rendre grâce aux Dieux des victoires qu'il avait remportées* IMais ce nouvel escalier, mais ce nou- veau Capitole a été bâti sur les ruinea
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Î73 G0RIN»E ou l'iTALIÏ.
de Vancien, pour recevoir le paisible inagivStrat qui porte à lui tout seul ce nom immense de sénateur romain, ja- dis Tobjeldes respects delunivers. Ici nous n'avons plus que des noms ; mais leur harmonie, maisleurantique dignité causetoujoursunesorte d'ébranlement, une sensation assez douce, mêlée de plaisir et de regret. Je demandais l'au- tre jour à une pauvre femme que je rencontrai, où elle demeurait ! A la Roche Tarpéienne, me répondit-elle ; et ce mot, bien que dépouillé des idées qui jadis y étaient attachée)^ agit en- core sur l'imagination. —
Oswald et Corinne s'arrêtèrent pour considérer les deux lions de basalte qu'on voit au pied de Tescalier du Ca- pitole.(^) Ils viennent d'Egypte, les sculpteurs égyptiens saisissaient avec bien plus de génie la figure des ani- maux que celle des hommes. Ces lions du Capitole sont noblement paisibles, et leur genre de physionomie est la
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véritable image de la tranquillisé dans ■ la force.
A guisa di leou, qyanclo si posaé
Dante,
A la manière du lion quand il se repose.
Non loin de ceslions on voit une statue de Rome mutilée, que les Romains mo« dernes ont placée là, sans songer qu'ils donnaient ainsi le plus parfait emblème de leur Rome actuelle. Cette statue n'a ni tête, ni pieds, mais le corps et la draperie qui restent ont encore des beautés antiques. Au haut de l'escalier sont deux colosses qui représentent, à ce qu'on croit, Castor et PoUux, puis les trophées de Marins, puis deux co- 'lonnes milliaires qui servaient à mesu- rerl'univers romain, et la statue éques- - tre de Marc-Aurèle, belle et calme au milieu de ces divers souvenirs. Ainsi tout est là, les temps héroïques-repré- sentés par les DioscUres, la république
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par les lions, les guerres civiles par Ma- rius, et les beaux temps des empereurs par Marc-Aurèle.
En avançant vers le Capitoîe mo- derne on voit à droite et à gauche deux églises bâties sur les ruines du temple de Jupiter Férétrien et'de Jupiter Ca- pitolin. En avant du vestibule est iHie fontaine présidée par deux fleuves, Iç Nil et le Tibre, avec la louve de Ilo- mulus. On ne prononce pas le nom du Tibre comme celui des fleuves saiiS gloire ; c'est un des plaisirs de Rome que de dire : Conduisez-moi sur les bords du Tibre; traversons le IWre. Il semble qu'en prononçant ces paroles on évoque l'histoire et qu'on ranime les morts. En allant au Capitoîe, du côté du Forum, on tiouve à droite les prisons Mamertines. Ces prisonsfurentd abord construites par Ancus Martius, et ser- vaient alors aux criminels ordinaires. MaisServiusTulIiusen fit creuser sous terre de beaucoup plus cruelles pour
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les criminels d état, comme si ces cri- minels n'étaient pas ceux qui méritent le plus d'égards, puisqu'il peut y avoir de la bonne foi dans leurs erreurs. Ju- gurtha et les complices de Catilina pé- rirent dans ces prisons. On dit aussi que Saint Pierre et Saint Paul y ont été renferuiési Del'autre côté du Capitole est la roche Tarpéienne ; au pied de cette roche l'on trouve aujourd'hui un hôpital appelé F Hôpital de la Conso'- lation. Il semble que l'esprit sévère de l'antiquité et la douceur du christia- nisme soient ainsi rapprochés dans Rome à travers les siècles, et se mon- trent aux regards comme à la réflexion. Quand Osvvald et Corinne furent arrivés- au haut de la tour du Capitole, Corinne lui montra les sept collines, la ville de Rome bornée d'abord au mont Palatin, ensuite aux murs de Servius Tullius qui renfermaient les sept col- lines, enfin, aux m-urs d'Aurélien qui gervent encore aujourd'hui d'enceinte
182 coerNNE ou l'italie.
à la plus grande partie de Rome. Co* rinne rappela les vers de Tibulle et de Properce, qui se glorifient des faibles conimencemens dont est sortie la maî- tresse du monde. ^^^^ Le mont Palatin fut à lui seul tout Rome pendant quel- que temps ; mais dans la suite le palais • des empereurs remplit lespace qui avait suffi pour une nation. Un poète dii temps de Néron fft à cetteoccasion cette épigramme (a) : Rome rte sera bientôt plus quhm palais. Allez à Veyes^ Romains, si toutefois ce palais n'occupe pas déjà Veyes même.
Les septcoUinessontinfiniments moins élevées qu'elles ne l'étaient autrefois lorsqu'elles méritaient le nom de monts escarpés. Rome moderne est élevée de quarante pieds au-dessus de Rome an- cienne. Les vallées qui séparaient les
collines se sont presque comblées par
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(a) Roma domus fiet : Vcios migratc, Quirites ; Si uon et Vcios occupât ista 4omus.
CORINNE OU l'italii:. lèS'
le temps et parles ruines des édifices ; mais ce qui est plus singulier encore, un amas de vases brisés a" élevé deux collines nouvelles («), et c'est presque une image des temps modernes, que ces progrès ou plutôt ces débris de la civilisation, mettant de niveau lès mon- tagnes avec les vallées, effaçant au mo- ral comme au physique toutes les belles inégalités produites par la nature, et qui décorent son aspect.
Trois autres collines (b), non com- prises dans les sept fameuses, donnent' t\ la ville de Rome quelque chose de si pittoresque, que c'est peut-être la seule ville qui, par elle-même, et dans sa propre encemte, offre les plus magni- fiques points de vue. On y trouve un mélange si remarquable de ruines et d'édifices, de campagnes et de déserts,
(aj Le monte Citorio et Testacio.
(bj Le Janicule, le monte Vatican© et le monte ^lario.
184 cou INNE OU L^ITAILF.
qu'on peut contempler Rome de tous les côtés, et voir toujours un tableau frappant dans la perspective opposée. Osvi^ald ne pouvait se lasser de con- sidérer les traces de l'antique Rome du pointélévé duCapitoleoù Corinne l'a- vait conduit. La lecture de l'histoire, les réflexions qu'elle excite, agissent bien moins suf notre ame que ces pierres en désordre, que ces ruines mclées aux habitations nouvelles. Les yeux sont toul-puissanssur l'îiciie; après avoir vu les ruines romaines on croit aux antiques Romains, com^me si l'on avait vécu de leur temps. Les souvenirs de l'esprit sont acquis par l'étude. Les souvenirs de l'imagination naissent d'une impression plus immédiate et plus i«time qui donne de la vie i\ la pensée, et nous rend> pour ainsi dire^ témoins de ce que nous avons appris. Sans doute on est importuné de tous ces ba- timens modernes (jui viennent se mê- ler aux antiques débris. ^lais aiiporti-
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que debout à côté d'un humble toit ; mais des colonnes entre lesquelles de petites fenêtres d'église sont prati- quées, un tombeau servant d'asile à toute une famille rustique, produisent je ne sais quel mélange d'idées grandes et simples, je ne sais quel plaisir de découverte qui inspire un intérêt con- tinuel. Tout est commun, tout est pro- saïque dans l'extérieur de la plupart de nos villes européennes, et Rome, plus souvent qu'aucune autre, présenter le triste aspect de la misère et de la dé- gradation ; mais tout à coup une co- lonne brisée, un bas-relief à demi dé- truit, des pierres liées à la façon in- destructible des architectes anciens, vous rappellent qu'il y a dans l'homme une puissance éternelle, une étincelle div^ine, et qu'il ne faut pas se lasser de l'exciter en soi-même et de la ranimer dans les autres.
Ce Forum, dont l'enceinte est sires- serrée et qui a vu tant de choses étoa*
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nantes, est une preuve frappante de la grandeur morale de l'homme. Quand lunivers, dans les derniers temps de Rome, ^tait soumis à des maîtres sans gloire, on trouve des siècles entiers dont l'histoire peut à peine conserver quel»- ques faits; et ce Forum, petit espace, centre d'une ville alors très-circonscrite, et dont les habitans combattaient au- tour d'elle pour son territoire, ce Forum nVt-il pas occupé, par les souvenirs qu'il retrace, les plus beaux génies de tous les temps? Honneur donc, éternel honneur aux peuples courageux et lir bres, puisqu'ils captivent ainsi les re- gards de la postérité !
Corinne fit remarquer à lord Nelvil qu'on ne trouvait à Rome que très- peu de débris des temps républicains. Les aqueducs, les canaux construits sous terre pour l'écoulement des eaux, étaient le seul luxe de la république et des rois qui l'ont précédée. Il ne nous reste d'elle que des édifices utiles, des
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tombeaux élevés à la mémoire de ses grands hommes, et quelques temples de brique qui subsistent encore. C'est seulement après la conquête de la Si- cile que les llomains firent usage, pour la première fois, du marbre pour leurs monumens ; mais il suffit de voir les lieux où de grandes-actions se sont pas^ sées pour éprouver une émotion indé- finissable. C'est à cette disposition de 1 ame qu'on doit attribuer la puissance religieuse des pèlerinages. Les pays cé- lèbres en tout genre, alors même qu'ils sont dépouillés de leurs grands hommes et de leurs monumens, exercent beau- coup de pouvoir sur l'imagination. Ce qui frappait les regards n'existe plus, mais le charme du souvenir y est resté.
On ne voit plus sur le Forum au- cune trace de cette fameuse tribune d'où le peuple romain était gouverné par l'éloquence ; on y trouve encore trois colomies d'un temple élevé par
188 coniNNE ou e'italiït.
Auguste en l'honneur de Jupiter Ton-^ nant, lorsque la foudre tomba près de lui sans le frapper; un arc à Septimc Sévère que le sénat lui éleva pour ré- compense de ses exploits. Lesnomsde ses deux fils, Caracalla etGéta, étaient inscrits sur le fronton de l'arc ; mais lorsque Caracalla eut assassiné Géta», il fit ôter son nom, et Ton voit encore la trace des lettres enlevées. Plus loin est un temple à Faustine, monument de la faiblesse aveugle de Marc- Aurèle; un temple à Vénus, qui, du temps de la république, était consacré à Pallas; un peu plus loin les ruines du temple dédié au soleil et à la lune, bâti par l'empereur Adrien, qui était jaloux d'ApoUodore, fameux architecte grec, et le fit périr pour avoir blâmé les pro- partions de son édifice.
De l'autre côté de la place l'on voit les- ruines de quelques monumens consa- crés à de plus nobles buts, à des sou- venirs plus purs. Les colonnes d'ua
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temple qu'on croit être celui de Jupi- ter Stator, Jupiter qui empêchait les Romains de jamais fuir devant leurs ennemis. Une colonne, débris d'un tem- ple de Jupiter Gardien, placé, dit-on, non loin de l'abîme où s'est précipité Curtius. Des colonnes d'un temple élevé, les uns disent à la Concorde, les autres àla Victoire. Peut-être les peuples con- quérans confondent-ils ces deux idées, et pensent-ils qu'il ne peut exister de véritable paix que quand ils ont sou- mis l'univers ! A l'extrémité du mont Palatin s'élève un bel arc de triomphe dédié à Titus pour la conquête de Jé- rusalem. On prétend que les Juifs qui sont à Rome ne passent jamais sons cet arc, et l'on montre un petit chemin qu'ils prennent, dit-on, pour l'éviter. Il est à souhaiter, pour l'honneur des Juifs, que cette anecdote soit vraie; les longs ressouvenirs conviennent aux longs malheurs.
Non loin de là est l'arc de Constan-
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tin, embelli de quelques bas-reliefs en- levés au Forum deTrajan par les Chré- tiens, qui voulaient décorer le monu- ment conssicréau fondateur du repos -y c'est ainsi que Constantin fut appelé. Les arts, à cette époque, étaient déjà dans la décadence, et l'on dépouillait le passé pour honorer de nouveaux ex- ploits. Ces portes triomphales qu'on voit encore à Rome perpétuaient, au- tant que les hommes le peuvent, les honneurs rendus à la gloire. Il y avait sur leurs sommets une place destinée aux joueurs de flûte et de trompette, pour que le vainqueur, en passant, fût enivré tout à la fois par la musique et par la louange, et goûtât dans un même moment toutes les émotions les plus exaltées.
En face de ces arcs de triomphe sont les ruines du temple de la Paix Mti par Vespasien ; il était tellement orné de bronze et d'or dans l'intérieur, que lorsqu'un incendie le consuma, des
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laves de métaux brûlans en découlèrent jusques dans le Forum. Enfin, le Coli- sée, la plus belle ruine de Rome, ter- mine la noble enceinte où comparait toute l'histoire. Ce superbe édifice, dont les pierres seules dépouillées de l'or et des marbres subsistent encore, servit d'arène aux gladiateurs combat- tant contre les bêtes féroces. C'est ainsi qu'on amusait et trompait le peuple romain par des émotions fortes, alors q ue les sentimens naturels ne pouvaient plus avoir d'essor. L'on entrait par deux portes dans le Colisée, l'une qui était consacrée aux vainqueurs, l'autre par laquelle on emportait les morts, (tf) Singulier mépris pour l'espèce humaine; que de destiner d'avance la mort ou la vie de l'hcHnme au simple passe-temps d'un spectacle ! Titus, le meilleur des empereurs, dédia ce Colisée au peuple romain ; et ces admirables ruines por- - -- ' —"-^"-—-^ • ■
(a) San avirana, san dapilaria.
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tent avec elles un beau caractère de magnificence et de génie, qu'on est tenté de se faire illusion sur la véritable grandeur, et d'accorder aux chefs- d'œuvre de l'art l'admiration qui n'est due qu'aux mon umens consacrés à des institutions généreuses.
Osvvald ne se laissait point aller à l'admiration qu'éprouvait Corinne; en contemplant ces quatre galeries, ces quatre édifices, s'élevantiesuns sur les autres, ce mélange de pompe et de vé- tusté, qui tout à la fois inspire le res- pect et l'attendrissement, il ne voyait dans ces lieux que le luxe du maître et le sang des esclaves, et se sentait pré- venu contre les beaux arts, qui ne s'in- quiètent point du but, et prodiguent leurs dons à quelqu'objet qu'on les des- tine. Corinne essayait de combattre cette disposition.^ — Ne portea point, dit-elle à lord Nelvil, la rigueur de vos principes de morale et de justice dans la contemplation des monumens dlta-
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lie; iîs rappellent pour la plupart, je vous l'ai dit, plutôt la splendeur, l'élé- gance et le goût des formes antiques, que l'époque glorieuse de la vertu ro- maine. Mais ne trouvez-vous pas quel- ques traces de la grandeur morale des premiers temps dans le luxe gigantesque des monumens qui leur ont succédé? La dégradation mêmede ce peuple romain est imposante encore; son deuil de la li- berté couvre le monde de merveilles, et le génie des beautés idéales cherche à consoler l'homme de la dignité réelle et vraie qu'il a perdue. Voyez ces bains immenses ouverts à tous ceux qui vou- laient en goûter les voluptés orientales; C€S cirques destinés aux éléphans qiii venaient combattre avec les tigres; ces aqueducs qtii faisaient tout à coup un lac de ces arènes, où des galères lut- taient à leur tour; ces crocodiles qui paraissaient à la place, où des lions na- guères s'étaient montrés ; voilà quel fut le luxe des Romains, quand ils pk- Tome 1. I
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cèrent dans le luxe leur orgueil ! Ces obélisques amenés d'Egypte, et déro- bés aux ombres africaines, pour venir décorer les sépulcres desRomains; cette population de statues qui existait autre- fois dans Rome, ne peut être considé- rée comme linutile et fastueuse pompe des despotes de lAsie ; c est le génie ro- main, vainqueur du monde, que les arts ont revêtu d'une forme extérieure. Il y a de la féerie dans cette magnifi- cence, et sa splendeur poétique fait oublier et son origine et son but. —
L'éloquence de Corinne excitait l'admiration d'Os waW, sans le convain- cre; il cherchait partout un sentiment moral, et toute la magie des arts ne pouvait jamais lui suffire. Alors Co- rinne se rappela que, dans cette même arène, les Chrétiens persécutés étaient morts victimes de leur persévérance; et montrant à lord Nelvil les autels élevés en l'honneur de leurs cendres, et cette route de la croix que suivent les péni- tens au pied des plus magnifiques débris
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de la grandeur mondaine, elle lui de- manda si cette poussière des martyrs ne disait rien à son cœur. — Oui, s'écria-t-il, j'admire profondément cette puissance de lame et de la volonté contre les douleurs et la mort: un sacri- fice, quel qu'il soit, est plus beau, plus difficile, que tous les élans de l'ame et de la pensée. L'imagination exaltée peut produire les miracles du génie; mais ce n'est qu'en se dévouant à son opi- nion, ou à SCS sentimens, qu'on est Vraiment vertueux : c'est alors seule- ment qu'une puissance céleste sub- jugue en nous l'homme mortel. — Ces paroles nobles et pures troublèrent ce- pendantCorinne; elle regarda lord Nel- vil, puis elle baissa les yeux ; et bien qu'en ce moment il prît sa main et là serrât contre son cœur, elle frémit de l'idée qu'un tel homme pouvait immo- ler les autres et lui-même, au cultç d'opinions, de principes ou de devoirs dont il aurait fait choix.
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CHAPITRE V.
XJLpRÈslacourseduCapitoleetduFo- rum, Corinne et lord Nelvil employè- rent deux jours à parcourir les sept col- lines. Les Romains d'autrefois faisaient une fête en l'honneur des sept collines : c'est une des beautés originales de Rome, que ces monts enfermés dans son enceinte; et l'on conçoit sans peine commentramour de la patrie se plaisait à célébrer cette singularité.
Oswald et Corinne, ayant vu la veille le mont Capitolin, recommencèrent leurs courses par le mont Palatin. Le palais des Césars, appelé le palais d'or, l'occupait tout entier. Ce mont n'offre à présent que les débris de ce palais. Auguste, Tibère, Caligula et Néron, en ont bâti les quatre côtés, et des picr-
coRiNNii ou l'italie. 197 res, recouvertes par des plantes fé- condes, sont tout ce qu'il en reste au- jourd'hui : la nature y a repris son em- pire sur les travaux des hommes, et la beauté des fleurs console de la ruine des palais. Le luxe, du temps des rois et delà république, consistait seulement dans les édifices publics; les maisons des particuliers étaient très-petites et très-simples. Cicéron, Hortensius, les Gracques, habitaient sur ce mont Pa- latin, qui suffit à peine, lors de la dé- cadence de Rome, à la demeure d'un seul homme. Dans les derniers siècles, la nation ne fut plus qu'une foule ano- nyme, désignée seulement par l'ère de son maître : on cherche en vain dans ces lieux les deux lauriers plantés devant la porte d'Auguste, le laurier delaguerre, et celui des beaux arts cultivés par la paix; tous les deux ont disparu.
Il reste encore sur le mont Palatin quelques chambres des bains de Livie ; l'on y montre la place des pierres pré-
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cieuscs qu'on prodiguait alors aux pla- fonds, comme un ornement ordinaire; et l'on y voit des peintures dont les cou- leurssontencoreparfaitemcntintacles; la fragilité même des couleurs ajoute a l'étonnement de les voir conservées, et rapproche de nousles temps passés. S'il est vrai que Livie abrégea les jours d'Auguste, ccst dans l'une de ces chambres que fut conçu cet attentat; et les regards du souverain du monde, trahidanssesafiectionslesplusintimes, se sont peut-être arrêtés sur lun de ces tableaux dont les élégantes fleurs sub- sistent encore. Que pensa-t-il, dans sa vieillesse, de la vie et de ses pom- pes? Se rappeîa-t41 ses proscriptions ou sa gloire? craignit-il, espéra-t-ilun monde à venir? et la dernière pensée qui révèle tout à l'homme, la dernière pensée d'un maître de l'univers erre? t-elle encore sous ces voûtes? (^^^
Le mont Aventin offre plus qu'au- cun autreles traces des premiers temps
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de l'histoire romaine. Précisément en face du palais construit par Tibère on voit les débris du temple de la Liberté, bâti par le père des Gracques. Au pied du mont Aventin' était le temple dé- dié à la Fortune virile par Servius Tullius, pour remercier les dieux de ce qu'étant né esclave, il était devenu »oi. Hors des murs de Rome on trouve aussi les débris d'un temple qui fut consacré à la Fortune des femmes, lorsque Véturie arrêta Coriolan. Vis- àrvis du mont Aventin est le mont Ja- tiicule, sur lequel Porsenna plaça son armée. C'est en face de ce mont qu'Ho- ratius Coclès fit couper derrière lui le pont qui conduisait à Rome. Les fon- demens de ce pont subsistent encore ; il y a sur les bords dufleuve un arc de triomphe bâti en briques, aussi simple que l'action qu'il rappelle était grande. Cet arc fut élevé, dit-on, en l'honneur d'Horatius Coclès. Au milieu du Tibre on aperçoit une île formée des gerbes
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de blé recueillies dans les champs de Tarquin, et qui furent pendant long- temps ex posées sur le fleuve, parce que le peuple romaift j;ie voulait point les prendre, croyant, qi^'uQ mauvais sort y était attaché. On ^urfiiit de la peine, de nos jours, à faire , tombev syr des richesses quelconques des maj^diqtipns assez eiEcaces pour que personne ne consentit à s'en emparer. ... ,jj
C'est sur le mont Aventin que furent placés les temples delà Pudeur Patri- cienne et de la Pudeur Plébéienne. Au pied de ce mont on voit le temple de Vesta, qui subsiste encore presque en entier, quoique .les inondations du Tibre laicnlsouvent menacé (a). Non loin de là sont les débris d'une prison pour dettes, oi^i se passa, dit-on, le beau trait de piété filiale généralement connu. C'est aussi dans ce même lieu
(a) Viilimus flavitm Tiberim, etc.
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que Clélie et ses compagnes, prison- nières de Porsenna, traversèrent le Tibre pour venir rejoindre les Ro- mains. Ce mont Aventin repose lame de tous les souvenirs pénibles que rap- pellent les autres collines, et son as- pect est beau comme les souvenirs qu'il retrace. On avait donné le nom de belle ïïve^pulchrum lit tus) au bord du fleuve qui est au pied de cette colline. C'est là que se promenaient les orateurs de Rome en sortant du Forum ; c'est là que César et Pompée se rencontraient comme de simples citoyens, et qu'ils cherchaient à captiver Cicéron, dont l'indépendante éloquence leur impor- tait plus alors que la puissance même de leurs armées.
La poésie vient encore embellir ce séjour. Virgile a placé sur le mont Aventin la caverne de Cacus ; et les Romains, si grands par leur histoire, le sont encore par les fictions héroïques dont les potites ont orné leur origine
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fabuleuse. Enfin, en revenant du mont Aventin, on aperçoit la maison de Ni- colas Rienzi, qui essaya vainement de faire revivre les temps anciens dans les temps modernes ; et ce souvenir, tout faible qu'il est à côte des autres, fait encore penser long-temps. Le mont Cœliusest remarquable parce qu'on y voit les débris du camp des prétoriens et de celui des soldats étrangers. On a trouvé cette inscription dans les ruines de l'édifice construit pour recevoir ces soldats : An génie saint des camps étrangers. Saint, en effet, pour ceux dontil maintenait la puissance ! Ce qui reste de ces antiques casernes fait juger qu'elles étaientbâties à la manière des cloîtres, ou plutôt que les cloîtres ont été bâtis sur leur modèle.
Le mont Esquilin était appelé le mont des Poètes, parce que IMécène ayant son palais sur celte colline, Ho- race, Properce et Tibulle y avaient aussi leur habitation. Non loin de là
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sont les ruines des Thermes de Titus et de Trajan. On croit que Raphaël prit le modèle de ses arabesques dans les peintures à fresque des Thermes de Titus. C'est aussi là qu'on a découvert le groupe de Laocoon. La fraîcheur de l'eau donne un tel sentiment de plaisir dans les pays chauds, qu'on se plaisait à réunir toutes les pompes du^ luxe et toutes les jouissances de l'ima- gination dans les lieux où Ton se bai- gnait. Les Romains y faisaient ex- poser les chefs-d'œuvre de la pein- ture et de la sculpture. C'était à la clarté des lampes qu'ils les considé- raient ; car il paraîtj par la construc- tion de ces bâtimens, que le jour n'y pénétrait jamais, et qu'on voulait ainsi se préserver de ces rayons du soleil si: poignans dans le midi : c'est sans doute à cause de la sensation qu'ils produi- sent, que les anciens les ont appelés les dards d'Apollon. On pourrait croire, en observant les précautions extrêmea-
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prises par les anciens contre la cha^ leur, que le climat était alors plus brû^ lant encore que de nos jours. C'est dans les Thermes de Caracalla qu'étaient placés l'Hercule de Favnèse, la Flore et le groupe de Dircé. Près d'Ostie, l'on a trouvé dans les bains de Néron l'Apollon du Belvédère. Peut-on con^ cevoir qu'en regardant cette noble fi- gure Néron n'ait pas senti quelques mouvemens généreux !.
Les Thermes et les Cirques sont les seuls genres d'édifices consacrés aux amusemens publics dont il reste des traces à Rome. Il n'y a point d'autre théâtre que celui de Marcellus dont les ruines subsistent encore. Pline raconte - que l'on a vu trois cent soixante co- lonnes de marbre et trois mille sta- tues dans un théâtre qui ne devait du- rer que peu de jours. Tantôt les Ro- mains élevaient des bâtimens si solides, qu'ils résistaient aux tremblemens de terre ; tantôt ils se plaisaient à consa-
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crer des travaux immenses à des édi- fices qu'ils détruisaient eux-mêmes quand les fêtes étaient finies : ils se jouaient ainsi du temps sous toutes les formes. Les Romains, d'ailleurs, n'a- vaient pas, comme les Grecs, la pas- sion des représentations dramatiques; les beaux arts ne fleurirent à Rome que par les ouvrages et les artistes de la Grèce, et la grandeur romaine s'expri- mait plutôt par la magnificence colos- sale de l'architecture, que par les chefs- d'œuvre de l'imaginatioli. Ce luxe gi- gantesque, ces merveilles de la richesse ont un grand caractère de dignité : ce n'était plus de la liberté, mais c'était toujours de la puissance. Les monu- mens consacrés aux bains publics s'ap- pelaient des provinces; on y réunissait les diverses productions, et les divers établissemens qui peuvent se trouver dans un pays tout entier. Le Cirque (appelé Circus rnaximus)^ dont on voit encore les débris, touchait de si près
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au palais des Césars, que Néron, des fenêtres de son palais, pouvait donner le signal des jeux. Le Cirque était assez grand pour contenir trois cent mille personnes. La nation presque tout en- tière était amusée dans le même mo- ment; ces fêtés immenses pouvaient être considérées comme une sorte d'institution populaire qui réunissait tous les hommes pour le plaisir, comme autrefois ils se réunissaient pour la gloire.
Le mont Quirinal et le montViminal se tiennent de si prèsj qu'il est difficile de les distinguer : c'était là qu'existait Fa maison^ de Salluste et de Pompée ; c'est aussi là que le pape a maintenant fixé son séjour. On ne peut faire un pas dans Rome sans rapprocher le présent avec le passé, et les ditférens passés entreeux. Mais on apprend àse calmer sur les événemens de son temps, en voyant l'éternelle mobilité de l'histoire des hommes; et l'on a comme mie sorte
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de honte de s'agiter, en présence de tant de siècles, qui tous ont renversé l'ouvrage de leurs prédécesseurs.
A côté des sept collines, ou sur leur penchant ou sur leur sommet, on voit s'élever une multitude de clochers, des obélisques, la colonne Trajane, la co- lonne AntOnine, latour de Conti, d'où l'on prétend que Néron contempla l'in- cendie deRome, et la coupole de Saint- Pierre, qui domine encore sur tout ce qui domine. Il semble que l'air est peu- plé par tous ces monumens qui se pro- longent vers le ciel, et qu'une ville aérienne plane avec majesté sur la ville de la terre.
En rentrant dans Rome, Corinne fit passer Oswald sous le portique d'Octavie, de cette femme qui a si bien aimé et tant souffert; puis ils traver- sèrent la Route Scélérate, par laquelle l'infâme TuUie a passé, foulant le corps de son père sous les pieds de ses che- vaux; on voit de loin le temple élevé par
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Agrippine en rhonneiar de Claude, qu'elle a fait empoisonner ; et l'on passe enfin devant le tombeau d'Auguste, dont l'enceinte intérieure sert aujour- d'hui d'arène aux combats des animaux. — Je vous ai fait parcourir bien ra- pidement, dit Corinne à lord Nelvil, quelques traces de l'histoire antique ; mais vous comprendrez le plaisir qu'on peut trouver dans ces recherches, à la fois savantes et poétiques, qui parlent à l'imagination comme à la pensée. Il y a dans Rome beaucoup d'hommes dis- tingués dont la seule occupation est de découvrir un nouveau rapport entre l'histoire ctles ruines. — Jenesaispoint d'étude qui captivât davantage mon intérêt, reprit lord Nclvil, si je me sentais assez de calme pour m y livrer : ce genre d'érudition est bien plus animé que celle qui s'acquiert par les livres : on dirait que Ton fait revivre ce qu'on découvre, et que le passé reparaît sous la poussière qui la enseveli. — Sans
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doute, dit Corinne, et ce n'est pas un vain préjugé que cette passion pour les temps antiques. Nous vivons dans un siècle où l'intérêt personnel semble le seul principe de toutes les actions des hommes; et quelle sympathie, quelle émotion, quel enthousiasme pourrak jamais résulter de l'intérêt personnel ! Il est plus doux de rêver à ces jours de dévouement, desacrifice et d'héroïsme qui pourtantont existé, et dont la terre porte encore les honorables traces. —
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CHAPITRE Iir.
V^oRiNNE se flattait en secret d'avoir captivé lecœurd'Osvvald : maiscommo elle connaissaitsa réserve et sa sévérité,, elle n'avait point osé hii montrer tout i^intérét qu'il lui inspirait, quoiqu'elle fut disposée, par caractère, à ne poii>t tacher ce qu'elle éprouvait. Peut-être aussi croyait-elle que, même en se par- lant sur des sujets étrangers à leur sen- timent, leur voix avait un accent qui trahissait leur affection mutuelle, et qu'un aveu secret d'amour était peint dans leurs regards et dans ce langage mélancolique et voilé qui pénètre sl profondément dans l'ame.
Un matin, lorsque Corinne se pré- parait à continuer ses courses avec Os- wald, elle reçut un billet de lui, près-
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que cérémonieux, qui lui annonçait que le mauvais état de sa santé le retenait chez lui pour quelques jours. Une in- quiétude douloureuse serra le cœur de Corinne : d'abord elle craignit qu'il ne fut dangereusement malade ; mais le comte d'Erfeuil, qu'elle vit le soir, lui dit que c'était un de ces accès de mé- lancolie auxquels il était très-sujet, et pendant lesquels il ne voulait parler à personne. — Moi-même, dit alors le comte d'Erfeuil, quand il est comme cela, je ne le vois pas. — Ce moi-même déplaisait assez à Corinne, mais elle se sarda bien de le témoigner au seul homme qui pût lui donner des nou- velles de lord Nelvil. Elle l'interrogea, se flattant qu'un homme aussi léger,, du moi-ns en apparence, lui dirait tout ce qu'il savait. Mais tout à coup, soit qu'il voulût cacher par un air de mys- tère qu'Oswald ne lui avait rien confié, soit qu'il crût plus honorable de refuser ce qu'on lui demandait que de l'accor-
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der, ilopposaun silence imperturbable à 1 ardente curiosité de Corinne. Elle, qui avait toujours eu de l'ascendant sur tous ceux à qui elle avait parlé, ne pouvait comprendre pourquoi ses moyens de persuasion étaient sans effet sur le comte d'Erfeuil ^ ne savait-elle pas que lamour-propre est ce quHy a au monde de plus inflexible ?
Quelle ressource restait-il donc àCo- rinne pour savoircequisepassaitdans le cœur d'Oswald l lui écrire ? Tant de. mesure est nécessaire en écrivant ! et Corinne était surtout aimable par la- bandon et le naturel. Trois jours s'é- coulèrent, pendant lesquels elle ne vit pointlordNelvil, et fut tourmentée par une agitation mortelle. — Qu'ai-je donc fait, se disait-elle, pour le détacher de moi ? je ne lui ai point dit que je l'ai- mais, je n'ai point eu ce tort siterrible en Angleterre, et si pardonnable en Italie. L'a-t-il deviné ? Mais pourquoi m'en estimerait-il moins ? — Oswald
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ne s'était éloigné de Corinne que parce q^u'il se sentait trop vivement entraîne par son charme. Bien qu'il n'eût pas donné sa parole d'épouser Lucile Ed- germond, il savait que l'mtention de son père avait été de la lui donner pour femme, et il désirait de s'y conformer. Enfui Corinne n"était point connue sous son véritable nom, et menait, depuis plusieurs années, une vie beau- coup trop indépendante ; un tel ma- riage n eût point obtenu (lord Nelville croyait) lapprobation de son père, et il sentait bien que ce n'était pas ainsi qu'il pouvait expier ses torts enverslui. Voilà quels étaient ses motifs pour s'éloigner de Corinne. Il avait formé le projet de lui écrire en quittant Rome, ce qui le condamnait à cette résolution; mais comme il ne s'en sentait pas la force, il se bornait à ne pas aller chez elle, et ce sacrifice, toutefois, lui parut <lès le second jour, trop pénible. Corùine étaitfrappée de l'idée qu'elle
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ne reverrait plus Oswald, qu'il s'en irait sans lui dire adieu. Elle s'atten- dait à chaque instant à recevoir la nouvelle de son départ ; et cette crainte exaltait tellement son sentiment, qu'elle se sentit saisie tout à coup par la pas- sion, par cette griffe de vautour sous laquelle le bonheur et l'indéi^endance succombent. Ne pouvant rester dans sa maison, où lord Nelvil ne venait pas, elle errait quelquefois dans les jardins de Rome, espérant le rencon- trer. Elle supportait mieux les heures pendant lesquelles se promenant au hasard, elle avait une chance quelcon- que de l'apercevoir. L'imagination ar- dente de Corinne était la source de son talent; mais, pour son malheur, cette imagination se mêlait à sa sensibilité naturelle, et la lui rendait souvent très-douloureuse.
Le soir du quatrième jour de cette «ruelle absence ilfaisïiit un beau clair ^clune, et Rome estbien belle pendant
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le silence de la nuit : il semble alors q-u'elle n'est habitée que par ses illus- tres ombres. Corinne, en revenant de chez une femme de ses amies, oppres- sée par la douleur, descendit de sa voiture et se reposa quelques instans près de la fontaine de Trevi, devant cette source abondante qui tombe en cascade au milieu de Rome, et semble comme la vie de ce tranquille séjoun Lorsque pendant quelques jours cette «ascade s'arrête, on dirait que Rome est frappée de stupeur. C'est le bruit des voitures que l'on a besoin d'entendre dans les autres villes, à Rome c'est le murmure de cette fontaine immense' ^ui semble comme l'accompagnement nécessaire à l'existence rêveuse qu'on y mène : l'image de Corinne se peignit dans cette onde si pure, qu'elle porte depuis plusieurs siècles le nom de Veau mrginale. Oswald, qui s'était arrêté dans le même lieu peu de momens" après, aperçut le charmant visage de'
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son amie qui se répétait dans l'eau. Il fut saisi d'une émotion tellement vive qu'il ne savait pas d'abord si c'était son imagination qui lui faisait apparaître Tombre de Corinne, comme tant de fois elle lui avait montré celle de son père; il se pencha vers la fontaine pour mieux voir, et ses propres traits vinrent alors se réfléchir à côté de ceux de Corinne. Elle le reconnut, fit «n cri, s'élança v€rs lui rapidement et lui saisit le bras, comme si elle eût craint qu'il ne s échap- pât de nouveau ; mais à peine se fut- elle livrée à ce mouvement trop impé- tueux, qu'elle rougit, en se ressouve- nant du caractère de lord Nelvil, d'avoir montré si vivement ce qu'elle éprouvait ; et laissant tomber la main qui retenait Oswald, elle se couvrit le visage avec l'autre pour cacher ses pleurs.
— Corinne, dit Oswald, chère Co- rinne, mon absence vous a donc rendue malheureuse ! — Oh, oui, répondit-elle,
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et VOUS en étiez sûr! Pourquoi donc me iaire du mal? ai -je mérité de souffrir par vous! — Non, s'écria lord Nelvil, non/ sans doute. Mais si je ne me crois pas libre, si je sens que je n'ai dans le cœur que des orages et des regrets, pourquoi vous associerais-je à cette tourmente de sentimens et de craintes ?
Pourquoi — Il n'est plus temps,
interrompit Corinne, il n'est plus temps, la douleur est déjà dans mon sein, ménagez-moi. — Vous, de la dou- leur? reprit Oswald; est-ce aii milieu d'une carrière si brillante, de tant de succès, avec une imagination si vive ? — Arrêtez, dit Corinne, vous ne me connaissez pas ; de toutes mes facultés la plus puissante c'est la faculté de souffrir. Je suis née pour le bonheur, mon caractère est confiant, mon ima- gination est animée; mais la peine ex- cite en moi je ne sais quelle impétuosité qui peut troubler ma raison ou me donner la mort. Je vous le répète en- To7ne ]. K
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core, ménagez-moi; la gaieté, la mo- bilité ne me servent qu'en apparence; mais il y a dans mon ame des abîmes de tristesse dont je ne pouvais me dé- fendre qu'en me préservant de l'a- mour.
Corinne prononçaces motsavec une expression qui émut vivement Oswald. — ^Je reviendrai vous voir demain ma- tin, reprit-il, n'en doutez pas, Corinne. — Me le jurez-vous? dit-elle avec une inquiétude qu'elle s'efïorçaiten vain de cacher. — Oui, je le jure, s'écria lord Nelvil; et il disparut.
LIVRE V.
LES TOMBEAUX, LES EGLISES ET LES PALAIS.
CHAPITRE PREMIER.
J_^E lendemain, Oswald et Corinne furent embarrassés l'un et l'autre en se revoyant. Corinne n'avait plus de con- fiance dans l'amour qu'elle inspirait. Oswald était mécontent de lui-même : il se connaissait dans le Cai'actère un genre de faiblesse qui l'irritait quel- quefois contre ses propres sentimens comme contre une tyraimie ; et tous les deux cherchèrent à ne pas se parler de leur affection mutuelle. — Je vous propose aujourd'hui, dit Corinne, une course assez solennelle, mais qui sûre- ment vous intéressera : allons voir les tombeaux ; allons voir le dernier asile
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de ceux qui vécurent parmi les monu- mens dont nous avons contemplé les ruines. -^Oui, répondit Oswald, vous avez deviné ce qui convient à la dis- position actuelle de mon ame ; et il prononça ces mots avec un accent si douloureux, que Corinne se tut quel- ques momens, n'osant pas essayer de lui parler. Mais reprenant courage par le désir de soulager Oswald de ses peines, ^n l'intéressant vivement à tout ce qu'ils voyaient ensemble, elle lui dit; — Vous le savez, mylord, loin que chez les anciens l'aspect des tom- beaux découragcâtlesvivans,on croyait inspirerune émulation nouvelle en pla- çant ces tombeaux sur les routes pu- bliques, afin que retraçant aux jeunes gens le souvenir des hommes illustres, ils invitassent silencieusement à les imiter. — Ah! que j'envie, dit Oswald en soupirant, tous ceux dont les re- grets ne sont pas mêlés à des remords ! — Vous, des remords, s'écria Corinne,
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VOUS ! Ah î je suis certaine qu'ils ne sont en vous qu'une vertu de plus, un scru- pule du cœur, une délicatesse exaltée. — Corinne, Corinne, n'approchez pas de ce sujet, interrompit Oswald : dans votre heureuse contrée les sombres 'pensées disparaissent à la clarté des cieux; mais la douleur qui a creusé jusqu'au fond de notre ame ébranle à jamais toute notre existence. — Vous me jugez mal, répondit Corinne ; je vous l'ai déjà dit, bien qlie mon carac- tère soit fait pour jouir vivement du bonheur, je souffrirais plus que vous, si.... Elle n'acheva pas, et changea de discours. — Mon seul désir, mylord, continua-t-elle, c'est de vous distraire un moment; je n'espère rien de plus. — La douceur de cette réponse toucha ïord Nelvil ; et voyant une ex Tession de mélancolie dans les regards de Co- rinne naturellement si pleins d'intérêt et de flamme, il se reprocha d'attrister une personne née pour les impressions
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vives et douces, et s efforça de l'y rame- ner. Mais l'inquiétude qu'éprouvait Co- rinne sur les projets d'Oswald, sur la possibilité de son départ, troublait en- tièrement sa sérénité accoutumée.
Elle conduisit lord Nelvil hors des portes de la ville, sur les anciennes traces de la voie Appienne. Ces traces sont marquées, au milieu de la cam- pagne de Rome, par des tombeaux à droite et à gauche dont les ruines se voient à perte de vue à plusieurs milles en-delà des murs. Les Romains ne souffraient pas qu'on ensevelît les morts dans l'intérieur de la ville ; les tombeaux seulsdesempereurs y étaient admis. Cependant un simple citoyen, nommé Publias Bibulus, obtint cette faveur, en récompense de ses vertus obscures. Les contemporains, en effet, honorent plus volontiers celles-là que toutes les autres.
On passe, pour aller à la voie Ap- pienne, par la porte St -Sébastien, au-
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ti'efois appelée Capene. Cicéron dit qu'en sortant par cette porte, les tom- beaux qu'on aperçoit les premiers sont ceux des Mételius, des Scipions et des Servilius. Le tombeau de la famille des Scipions a été trouvé dans ces lieux mêmes, et transporté depuis au Vati- can. C'est presqu'un sacrilège de dé- placer les cendres, d'altérer les ruinea: l'imagination tient de plus près qu'on ne croit à la morale ; il ne faut pas l'offenser. Parmi tant de tombeaux qui frappent les regards, on place des noms au hasard, sans pouvoir être assuré de ce qu'on suppose; mais cette incertitude même inspire une émotion qui ne permet de voir avec indiffé- rence aucun de ces monumens. Il en est dans lesquels des maisons de paysans sont pratiquées ; car les Romains con- - sacraient un grand espace et des édi- fices assez vastes à l'urne funéraire de leurs amis ou de leurs concitoyens illus- tres. Ils n'avaient pas cet aride principe
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d'utilité qui fertilise quelques coins de terre de plus, en frappant de stériiitcle vaste domaine du sentiment et de la pensée.
On voit, à quelque distance de la voie Appiennc, un temple élevé par la république A l'Honneur et à la Vertu ; un autre au Dieu qui a fait retourner Annibal sur ses pas ; la fontaine d'E- gerie, où Numa allait consulter la di- vinité des hommes de bien, la cons- cience interrogée dans la solitude. Il semble qu'autour de ces tombeaux les traces seules des vertus subsistent en- core. Aucun monument des siècles du crime ne se trouve à côté des lieux où reposent ces illustres morts; ils se sont entourés d'une honorable espace, où les plus nobles souvenirs peuvent ré- gner sans être troublés.
L'aspect de la campagne autour de Borne a quelque chose de singulière- ment remarquable: sans doute c'est un désert, car il n'y a point d'arbres ni
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d'habitations; mais la terre est couverte de plantes naturelles que l'énergie de la végétation renouvelle sans cesse. Ces plantes parasites se glissent dans les tombeaux, décorent les ruines, et sem- blent là seulement pour honorer les morts. On dirait que l'orgueilleuse nature a repoussé tous les travaux de ■ l'homme, depuis que les Cincinnatus ne conduisent plus la charrue qui sil- lonnait son sein; elle produit des plan- tes au hasard, sans permettre que les vivans se servent de sa richesse. Ces plaines incultes doivent déplaire aux agriculteurs, aux administrateurs, à tous ceux qui spéculent sur la terre et veulent l'exploiter pour les besoins de l'homme ; mais les âmes rêveuses, que la mort occupe autant que la vie, se plaisent à contempler cette campa- gne de Rome où le temps présent n'a imprimé aucune trace ; cette terre qui chérit ses morts, et les couvre avec amour des inutiles fleurs, des inutiles
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plantes qui se traînent sur le sol, et ne s'élèvent jamais assez pour se séparer des cendres qu elles ont l'air de ca- resser.
Oswald convint que dans ce lieu Ton devait goûter plus de calme que par- tout ailleurs. Lame n'y souffre pas au- tant par les images que la douleur lui représente; il semble que l'on partage encore avec ceux qui ne sont plus les charmes de cet air, de ce soleil et de cette verdure. Corinne observa l'im- pression que recevait lord Nelvil, et elle en conçut quelque espérance : elle ne se flattait point de consoler Oswald ; elle n'eût pas même souhaité d'effacer de son cœur les justes regrets qu'il de- vait à la perte de son père; mais il y a dans le sentiment même des regrets quelque chose de doux et d'harmonieux qu'il faut tâcher de faire connaître <\ ceux qui n'en ont encore éprouvé que les amertumes, c'est le seul bien qu'on puisse leur faire.
CORINNE OU l'italie. 227 — Arrêtons-nous ici, dit Corinne, en face de